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Du sacrifice de soi au sacrifice de l’autre
dans la politique de la famille Bush

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans l’ouvrage collectif dirigé par
Thierry Gaillard, Le transgénérationnel dans la vie des célébrités, écodition, 2015
.
Une version anglais est parue dans The Journal of Psychohistory, Vol. 44, No 1, été 2016.



Résumé : La dynastie Walker Bush a marqué le dernier siècle américain. Profondément identifiés à leur héritage familial, ses rejetons ont nourri un affairisme dont les réseaux corrompent jusqu’aux plus hautes sphères de la société. La biographie du quarante-troisième président des États-Unis, George Walker Bush, illustre ici les mécanismes par lesquels les adultes inculquent aux enfants des « valeurs » issues de leur propre adaptation à la violence éducative et les enferment dans la reproduction de schémas de comportement douloureux.

Mon intérêt pour l’histoire de George Walker Bush a débuté avec le déploiement de la « guerre contre le terrorisme » qui a très largement déterminé le cours de sa présidence (2001-2008). Ayant vécu aux États-Unis, je me suis d’abord demandé pourquoi une large majorité d’Américains semblait si prompte à soutenir les opérations militaires engagées par son gouvernement sans préoccupation apparente pour leurs conséquences. Comme je poursuivais une réflexion sur l’impact de l’éducation dans mon propre parcours de vie, l’hypothèse d’une soumission inconsciente (individuelle et collective) infligée dès l’enfance s’imposa comme une évidence. Mais dans ce cas, de quelles manières s’était-elle installée ?

En rassemblant nombre d’informations biographiques sur Bush et sa famille, je découvris les premiers éléments de réponse. Non seulement l’enfance de cet homme d’État avait été marquée par la violence éducative, mais il en allait de même pour ses parents et grands-parents. Ces agressions n’avaient d’ailleurs rien d’exceptionnel pour des millions d’Américains et n’étaient pas remises en cause. Je me suis donc penché sur la relation parents-enfants dans la transmission de schémas de comportement entre les générations, mais aussi sur leurs répercussions dans la société américaine actuelle. Quelles « valeurs » ont été transmises et pourquoi ? Comment le passé « passe-t-il » dans l’inconscient familial et collectif ? Et surtout quel sens tout cela peut-il avoir ? Ce travail d’une dizaine d’années a débouché sur un ouvrage, Au nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative (L’Instant Présent, 2014), dans lequel figurent toutes les sources utilisées pour cet article.


Des propositions pour comprendre

Avant d’aborder l’histoire de la famille Bush, voyons autour de quelles propositions s’articule ma réflexion. Je pense qu’en tant que parents, nous valorisons les schémas de comportement par lesquels nous sommes parvenus à nous adapter à notre environnement familial et social, au parcours souvent difficile que fut notre enfance. Nous transmettons cette structure d’adaptation à nos enfants directement ou indirectement, par les interactions que nous avons avec eux comme par les convictions que nous exprimons en leur présence et même par nos choix de vie. La construction du roman familial joue un grand rôle dans cette transmission : quels en sont les points forts et comment ont-ils été rapportés? Quels souvenirs sont racontés et quels autres sont tus ?

De son côté, l’enfant vit dans une continuité de conscience qui s’exprime par ses élans vitaux et sa sensibilité naturelle. Ma seconde proposition sera de dire que l’expression spontanée de l’enfant se heurte fréquemment à la structure d’adaptation de l’adulte, qui la perçoit comme une menace puisqu’elle ravive ses propres manques. Le parent veut alors « éduquer » son enfant en le soumettant à certaines injonctions avec plus ou moins d’insistance. L’usage de la violence éducative peut inclure l’exercice de la terreur contre l’enfant, le recours aux punitions, aux humiliations ou aux manipulations psychologiques. Se pose alors la question du type de violences subies dans l’enfance et de leur incidence dans la dynamique de la personnalité de l’adulte : jusqu’où est allée la volonté parentale de sacrifier la vitalité de l’enfant ? Comment ce dernier s’y est-il adapté ?

Une troisième proposition renvoie à l’interdit de dénoncer la violence subie du fait de la terreur intériorisée par l’enfant, voire de la justifier – un symptôme qui découle d’une forme de dissociation psychique. Encore soumis à cet interdit, l’adulte s’enferme dans la remise en scène des formes de violence qu’il a subies sans toutefois comprendre le sens de ce qu’il manifeste. Il s’est identifié au parent répressif et perpétue ainsi l’héritage familial. George Bush souffrait de tels symptômes de dissociation : dans quelle mesure était-il le jouet de ses passages à l’acte ? À quelles expériences traumatisantes ces derniers renvoyaient-ils ?

Pour répondre à ces questions, je partirai du principe que nous sommes des êtres conscients profondément désireux de comprendre ce que nous vivons, mais habités par des peurs et des interdits qui sont autant d’obstacles à notre réalisation. L’héritage transgénérationnel que nous portons est un fardeau que l’on traîne, tant que nous n’avons pas pris conscience qu’il fait partie d’une dynamique naturelle nous invitant à revenir sur notre histoire traumatique afin de nous en libérer. Il nous engage à nous positionner clairement face à toute situation entraînant de tels traumatismes.


Une brève histoire de la famille Walker Bush

Rappelons en préambule qu’à l’image de celles des Kennedy ou des Rockefeller, la famille Walker Bush fait partie d’une oligarchie qui a profondément marqué le dernier siècle américain. Son affairisme remonte à la Première Guerre mondiale au cours de laquelle l’industriel Samuel Prescott Bush (1863-1948) coordonna les achats de munitions pour le compte de l’administration Wilson. Son fils aîné Prescott Sheldon Bush (1895-1972) maria la fille de George Herbert Walker (1875-1953), un riche banquier du Missouri qui allait faire fortune à Wall Street. Plusieurs montages financiers arrangés par les réseaux Walker Bush auraient alimenté la machine de guerre nazie. En 1942, Prescott Bush fut brièvement accusé d’avoir trahi son pays, avant d’être blanchi et devenir sénateur en 1952.

Né en 1924, le second fils de Prescott Bush, George Herbert Walker Bush, porte le nom de son grand-père maternel. Il donnera presque le même nom à son fils aîné, George Walker Bush, un héritage symbolique lourd à porter pour le jeune « Georgie ». Sa mère Dorothy Walker Bush, une ex-championne de tennis, inculque à ses enfants un goût immodéré pour la compétition, inventant d’innombrables concours pour hiérarchiser leurs performances. Très autoritaire, le père exige de son côté que ses garçons portent un veston et une cravate pour le dîner. Quelques mois après l’attaque de Pearl Harbor (1941), comme plusieurs sociétés gérées par Prescott Bush font l’objet d’investigations pour collaboration avec l’ennemi, George Herbert s’engage comme pilote dans la Navy pour sauver l’honneur familial. Il n’a que dix-huit ans et restera traumatisé par l’expérience des combats. Au terme de nombreuses missions meurtrières dans le Pacifique, son avion est abattu au-dessus de Chichi Jima (Japon) et ses deux coéquipiers sont tués. Comme nous le verrons, non intégré, cet événement va laisser des traces dans le psychisme de Georges Herbert Walker Bush qui ne seront pas sans conséquences sur son fils et sur sa réaction lors des attentats du 11 septembre 2001.

Ces quelques éléments biographiques montrent comment la personnalité de George Herbert Walker Bush s’est forgée au contact de la structure d’adaptation de ses parents. Ayant grandi au sein d’une famille avide de performances, il excelle au baseball tout comme dans ses études qu’il interrompt pour « servir son pays ». Plusieurs fois décoré au sortir de la guerre, il souffre cependant de ce que l’on nomme parfois le « syndrome du survivant », hanté par la culpabilité de n’avoir pu sauver ses camarades, autant que par la terreur de pouvoir être condamné pour cela. Après son mariage avec Barbara Pierce, George Herbert intègre la légendaire institution de Yale que fréquentèrent aussi son père et son grand-père. C’est dans l’effervescence d’un campus particulièrement bourdonnant au lendemain de la victoire que le couple verra naître son premier enfant, George Walker Bush.


La problématique maternelle

De son côté, Barbara Pierce Bush se profile en épouse modèle. Issue de la petite bourgeoisie new-yorkaise, sa famille revendique un lignage avec le quatorzième président des États-Unis Franklin Pierce (1804-1869). L’agitation continuelle qui absorbe les jeunes mariés à l’université de Yale permet à Barbara de gérer tant bien que mal une insécurité chronique ravivée par la guerre, qu’elle ne s’autorise pas à exprimer en raison d’une éducation protestante particulièrement répressive. Au moment crucial où elle devient mère, cette anxiété refoulée va conditionner le psychisme de son premier fils, né le 6 juillet 1946 à New Haven (Connecticut). En tant que président en exercice après les attentats du 11 septembre 2001 et d’une manière révélatrice, ce dernier se fera notamment le champion d’une croisade obsessionnelle contre la terreur.

La jeune femme a été dénigrée par le regard critique de sa propre mère, Pauline Robinson Pierce, une bourgeoise très fière de sa personne qui la réprimandait pour ses mauvaises manières et humiliait les rondeurs que la fillette tenait de son père. Elle est aussi raillée par sa belle-famille où les moqueries fusent de tous côtés. Le frère aîné de son fiancé, Prescott Bush Jr., la surnomme « Bar » – une référence vexante au cheval Barsil adopté par cette maisonnée pour conduire son attelage en période de rationnement. Victime de la brutalité de sa mère, qui fessait ses enfants avec le dos d’une brosse à cheveux ou un cintre en bois, Barbara luttera toute sa vie pour ne pas sombrer dans le dépression, menant sa nombreuse progéniture à la baguette et répondant à l’adversité par une résilience hors du commun.

En l’absence de son mari absorbé par ses affaires, elle endosse un rôle d’autorité dans son propre foyer – si bien que ses garçons la surnommeront « l’Exécuteur ». Lors de conflits entre ses enfants, elle s’interpose en les giflant sans ménagement et son aîné George W. évoquera lui aussi les débordements maternels dans une biographie :

« Mère faisait régner l’ordre. Elle pouvait exploser et comme nous avions des personnalités très proches, je savais comment allumer la mèche. Je la provoquais et elle me réglait mon compte. Si j’étais obscène, comme elle disait, elle me lavait la bouche avec du savon. Ça s’est passé plus d’une fois. »

Pour refouler la terreur que lui inspirait celle-ci et le sentiment d’être livré à son sort, George Walker Bush s’est cependant forgé l’image d’une mère exemplaire, tout en développement des mécanismes de défense analogues aux siens.


Abandon paternel et ressentiment

On voit mieux comment l’héritage névrotique familial « passe » d’une génération à l’autre : l’interface de la relation parents/enfants constitue le chaînon de cette transmission. Le père dit vouloir « voler de ses propres ailes » en partant pour le Texas avec sa femme et son jeune fils, à la fin de ses études à Yale. La mère pense « se consacrer à sa famille » en suivant son mari dans ses très nombreux déplacements. Mais l’un et l’autre sont tenaillés par une irrépressible soif de reconnaissance et dans l’incapacité d’offrir à leurs enfants la disponibilité relationnelle dont ceux-ci ont besoin. Ainsi, pour répondre aux attentes qui pèsent sur leurs épaules et s’enrichir dans ce nouvel Eldorado de l’or noir, les Bush déménageront cinq fois en moins d’un an, alors que Barbara est enceinte d’un deuxième enfant.

Trimbalé aux quatre coins du pays pour suivre les traces de son remuant géniteur, le petit Georgie va construire un imaginaire autour de ce père inaccessible. Dans ses plus lointains souvenirs, il voit sa mère assise auprès de lui sur le sol, feuilletant des albums de famille où se succèdent les photos de George Herbert dans l’habitacle de son Avenger, des images du jeune marié en tenue d’officier et des douzaines d’autres traces de ses exploits aériens. « La partie de l’album que je préférais, c’était un morceau du radeau de caoutchouc qui sauva la vie de papa dans le Pacifique, écrira-t-il. Je n’ai jamais eu besoin de chercher un modèle. J’étais le fils de George Bush. » Il deviendra lui-même pilote de la Garde nationale, pour éviter de combattre au Viêt Nam, mais ne se sentira jamais à la hauteur des exploits paternels.

De fait, ses médiocres performances académiques et sportives aggravent le désespoir de ne pas être reconnu par son père, de sorte qu’il prend le rôle d’un chahuteur pour attirer l’attention. L’arme de la dérision lui permet de tenir à distance la crainte de décevoir cet homme arrogant qui, comme son propre père le faisait, réprimande ses garçons par son silence ou en leur infligeant d’insupportables « Tu m’as déçu... ». D’après plusieurs de ses proches, cette relation douloureuse est l’une des clés pour comprendre la psychologie de George Walker Bush et ses nombreuses remises en scène. « Il pouvait être persuadé d’avoir commis le pire crime de l’histoire », confiera son plus jeune frère Marvin. Un sentiment diffus l’habite, qui fait écho à celui de son père après l’accident militaire de Chichi Jima : celui d’avoir failli dans sa mission, d’être responsable de la mort de son équipage et d’être condamné pour sa mauvaise conduite.

Cet héritage a certainement contribué à la période d’errance qui caractérise la fin de ses études à Yale où George W. suit péniblement les traces de son père. Le jeune Bush est alors réputé pour ses dévergondages et son penchant pour la boisson qui lui permettent de gérer une profonde dépression dont nous retrouvons les causes dans son enfance. Ce n’est qu’à de rares occasions qu’il laisse poindre un lourd ressentiment. Un soir de fête, rentrant en voiture d’un dîner trop arrosé avec son frère Marvin, il emboutit une poubelle devant la résidence familiale et réveille son père qui, furieux, convoque les fêtards sur le champ. « Tu veux me voir ?, lui lance alors George W. désinhibé par l’alcool. Tu veux qu’on règle ça entre hommes immédiatement ? »


Un drame familial et personnel

En 1953, Georgie a sept ans lorsque survient un drame qu’il évoquera comme le souvenir le plus vif de son enfance : la maladie et la mort de sa petite sœur Robin, deuxième enfant du couple, de trois ans sa cadette. Les Bush viennent d’emménager dans une nouvelle demeure et Barbara donne naissance à un troisième enfant, John Ellis Bush, aussitôt surnommé Jeb. Il y a peu, George Herbert a créé un fonds d’investissement spécialisé dans l’achat et la revente de droits de forage pour lequel son oncle maternel, George Herbert Walker Jr., financier à Wall Street, a engagé un capital de $ 300 000. Plus fidèle à l’ambition des Walker Bush plus qu’à ses propres enfants, il développe un ulcère saignant et passe encore moins de temps avec eux. La petite Robin perds alors aussi la santé : elle est souvent fatiguée et présente des ecchymoses sur le corps. Le médecin de famille diagnostique une leucémie sans guère d’espoir de guérison.

Incrédules, les Bush s’envolent vers New York pour une série de tests et de traitements qui se révèleront vains. Mais Georgie n’a été informé ni du cancer de sa sœur, avec laquelle il lui est désormais interdit de jouer, ni de la raison de ses absences. Le 11 octobre, Robin meurt après une ultime opération en présence de ses parents et sa dépouille, léguée à la science, sera discrètement ensevelie quelques temps plus tard. Son père a-t-il vécu cette perte comme une forme d’expiation pour sa conduite durant la guerre ? La décision de ne pas organiser de funérailles renvoie-t-elle à la mort de ses compagnons d’armes, disparus eux aussi sans sépulture dans les eaux de Chichi Jima ? Assurément, des deuils n’ont pas été faits, qui empêchent celui de Robin. Ce ne sera qu’au retour de ses parents que Georgie apprendra la nouvelle, sans pouvoir lui non plus éprouver son chagrin, ni faire le deuil de cette précieuse relation. En conséquence, l’enfant va refouler les sentiments qu’il lui sont interdit d’exprimer, intensifiant ainsi la dynamique de dissociation et de projection dans laquelle il se trouve déjà. De manière révélatrice, cet enfant qui se coupe ici de ses émotions en réponse à l’indisponibilité parentale, va occuper la présidence pendant la période de deuil national qui suivit le 11 Septembre. Apparemment incapable de prendre la mesure de cette tragédie et d’affronter sa propre douleur, il s’en défend rageusement en désignant Oussama Ben Laden cible de sa prochaine vengeance.

Qu’en est-il en effet du ressentiment de l’enfant ? Comment s’exprime la souffrance d’être constamment renvoyé à lui-même et d’affronter seul l’angoisse de l’abandon relationnel devant un père distant et une mère inabordable ? Faute d’être entendu dans ses souffrances, George W. développe une sourde hostilité que certains jugent prometteuse pour un fils de la dynastie Walker Bush, mais qui sera aussi l’une des faces sombres du personnage. Ses camarades de l’école élémentaire Sam Houston de Midland (Texas) se souviennent d’un garçon précoce et surexcité qu’ils surnommaient Bush Tail – Queue du Bush – à force de le voir s’éloigner en courant. Plusieurs décennies après les faits, l’un de ses jeunes voisins se rappelle encore de Barbara attrapant Georgie par l’oreille et le traînant vers la salle de bain pour lui savonner la bouche parce qu’elle l’a entendu proférer des injures. L’enfant s’est senti trompé par ses parents à la mort de Robin, présumera sa mère bien des années plus tard, mais durant cette période elle ne songea qu’à réprimer ce qu’elle considérait comme des effronteries.


Victimes de la violence éducative

Certains jeux révèlent d’ailleurs l’insoutenable confusion qui habite ces enfants soumis à la violence routinière des adultes sans jamais être entendus dans leurs souffrances. « Nous étions horribles avec les animaux !» se souvient en riant un copain de Georgie. Les mares du voisinage étaient remplies de grenouilles qui sortaient par centaines après une forte pluie. « Tous les gars prenaient leur carabine à air comprimé et on leur tirait dessus. Ou alors on mettait un pétard dans les grenouilles et on les lançait en l’air et on les explosait. » Au travers de telles mises en scène, les enfants manifestent l’éclatement de leur propre intégrité et dévoilent leurs blessures par l’intermédiaire de cibles émissaires, en l’occurrence d’innocents batraciens. Mais au lieu de voir dans ces comportements une manifestation de leur propre brutalité, les parents enferment leurs héritiers dans l’affirmation d’un machisme parfois cynique et l’élaboration de rejouements plus complexes. Bien des années plus tard, des observateurs décèleront chez le gouverneur George W. Bush une forme de jouissance à l’idée d’infliger la peine de mort sans faire le lien avec le déni dont il fut jadis la victime. Ainsi, lors d’un débat qui l’opposera à Al Gore avant l’élection présidentielle de 2000, le candidat républicain affirmera par exemple que le châtiment suprême serait le meilleur moyen de prévenir les crimes racistes.

La prévalence de politiques publiques fondées sur la punition, notamment l’approbation de la peine capitale, s’explique en partie par la persistance de violences « éducatives » comme la bastonnade dans certaines écoles américaines. Des violences aux conséquences psychiques et sociales ignorées, dont ces mêmes politiques répressives sont à leur tour le reflet sur un plan collectif. D’après les chiffres officiels les plus récents, 223’190 élèves ont subi au moins une punition corporelle dans les seuls établissements publics durant l’année scolaire 2006-2007, dont 49’197 dans le seul État du Texas qui totalise le plus de victimes. George Walker Bush fut lui-même l’objet de tels sévices, comme le révéla l’ancien proviseur de son école à la veille de l’élection présidentielle de 2000. Il avait alors une dizaine d’années et faisait souvent des blagues depuis la mort de sa sœur pour distraire sa famille d’une dépression chronique. Un jour en classe de musique, il se barbouilla le visage pour imiter Elvis Presley en tournée dans la région et faire rire ses camarades. Son enseignante le traîna dans le bureau du proviseur qui lui demanda de se pencher en avant et lui flanqua trois coups de batte sur le derrière. « Quand je l’ai frappé, qu’est-ce qu’il a pleuré, racontera le préposé. Il a hurlé comme s’il avait été blessé par un coup de feu. Mais il a compris la leçon. »

L’enfant ne trouva aucun réconfort auprès de sa mère qui donna raison au proviseur en prétextant que ce dernier n’avait fait que « contrarier son amour-propre ». Là encore, Barbara Bush ne montra pas de compréhension pour son enfant qui manifestait pourtant précisément le désarroi dans lequel elle l’avait enfermé : faire le « clown » faute d’être entendu dans sa souffrance. Ajouté aux agressions qui lui étaient familières, cet épisode restera gravé dans la mémoire du jeune Bush, l’engageant à penser que la violence ritualisée est l’un des privilèges du pouvoir. La distance affichée par sa mère ne pourra qu’aggraver la dissociation de sa personnalité, notamment caractérisée par un déficit chronique d’empathie. Des années plus tard, un journaliste constatera justement : « Bien des aspects de la philosophie politique du candidat à la présidence – y compris sa croyance dans les vertus de la discipline pour les jeunes délinquants – semble remonter à son enfance. »


Bizutages à Yale

J’ai indiqué plus haut le rôle joué par l’idéalisation d’un père arrogant et souvent absent dans la structure d’adaptation du jeune Georgie. Dès ses plus jeunes années, n’ayant guère d’autre référent que les mystifications de sa mère pour affronter les tumultes de sa vie émotionnelle, il s’étourdit des exploits paternels. Comme George Herbert avant lui, George W. ne peut qu’être fidèle à l’héritage des Walker Bush. « Il faisait tout ce qu’il pouvait pour ressembler à son père, se souvient un ami. Il voulait jouer au baseball comme son père. Il voulait aller à Yale comme son père. Et c’est ce que son père voulait qu’il fasse. » Ses parents l’inscrivent dans une école privée de Houston (Texas), puis à la Phillips Academy d’Andover (Massachusetts), le plus vieil internat de la Nouvelle-Angleterre qui passe pour un modèle de discipline. George Herbert l’a bien sûr précédé à Andover où il fut distingué : un portrait de Bush père en tenue de baseball trône encore sur l’un des murs du pensionnat. Mais dans une biographie, son fils écrira :

« Aller à Andover fut la chose la plus difficile que j’aie faite avant mon élection à la présidence presque quarante ans plus tard. Scolairement, j’étais en retard sur les autres élèves et j’ai dû étudier comme un fou. La première année, l’éclairage de nos dortoirs s’éteignait à vingt-deux heures, et souvent je continuais de lire grâce à la lumière du couloir qui passait sous la porte. »

L’adolescent souffre en effet d’une dyslexie non diagnostiquée et pour gérer l’anxiété de ne pas être à la hauteur des exigences familiales, il recourt ici encore à sa stratégie de défense : faire le « clown » et capter l’attention par ses extravagances. Un jour lors d’un match réunissant l’ensemble des élèves de l’école, il déboule sur le terrain déguisé en Beatles à la plus grande joie du public, comme il l’a fait jadis pour sa classe de Midland. « Il a fini par jouir d’une certaine notoriété sans raison évidente, résumera l’un de ses camarades. Mais délibérément ou non, il ne laissait personne le connaître de plus près. » L’étonnante capacité du jeune Bush à mémoriser les noms et les visages, à détendre l’atmosphère par ses vannes et ses fanfaronnades s’est affirmée comme une réponse désespérée à la cécité émotionnelle de ses parents. Mais au fil des années, devant l’interdit de les mettre en cause, ce réflexe de survie l’a enfermé dans un rôle auquel il s’est identifié. Sa perception du monde semble se réduire à quelques idées simples et sans doute rassurantes. À la contestation qui embrase les campus américains dans les années 1960, George W. préfère par exemple l’anticommunisme viscéral de son père alors candidat républicain au poste de sénateur du Texas.

À l’université de Yale dès 1964, comme son père et son grand-père avant lui, George W. fréquente la société secrète Skull & Bones et la fraternité Delta Kappa Epsilon (DKE) dont il devient le président. Les relations établies dans cette illustre institution ont permis à la dynastie Walker Bush de développer un redoutable réseau d’influence au mépris des traditions démocratiques du pays. Pour George W., ce sera notamment l’occasion de rejouer les violences dont il a fait l’objet avec un sentiment d’impunité caractéristique des membres de cette puissante caste. En novembre 1967, le Yale Daily News révèle en effet que malgré le règlement, de funestes pratiques sont toujours en usage dans les fraternités. L’initiation des nouveaux membres comporte des rites dégradants, voire sadiques, que les adeptes hésitent à dénoncer. À DKE, le bizutage dure une semaine et se termine par le marquage, à l’aide d’un cintre chauffé au feu, de la lettre grecque delta au creux de leur dos. Le New York Times publie une interview du jeune Bush comparant cette blessure « à une simple brûlure de cigarette ». En 1999, la question fait à nouveau parler d’elle et un professeur d’université, initié à l’époque, montre à la presse la cicatrice qu’il porte encore. Mais le scandale prendra un autre sens en avril 2008, lorsque le président admettra avoir approuvé toutes les tortures imposées aux détenus soupçonnés de terrorisme. Certaines rappelaient étrangement les brimades des fraternités de Yale et d’ailleurs.


La conversion du fils prodigue

Le drame de George W. est d’être à ce point identifié au père qu’il abdique sa propre existence. Inconscient de ses remises en scènes et peut-être dans l’espoir de voir enfin sa détresse reconnue, l’héritier force le trait jusqu’à la caricature. À Harvard où il poursuit une maîtrise en administration des entreprises, Bush ne quitte jamais son blouson d’aviateur et crache bruyamment ses chiques de tabac dans une tasse de carton posée devant lui. Il se vante volontiers d’avoir bénéficié des réseaux paternels pour entrer comme pilote dans la Garde nationale afin de ne pas être envoyé au Viêt Nam. Faut-il voir dans ses frasques la douloureuse infortune d’un fils voué à « porter les fautes » de ses ascendants ? Ulcéré par l’arrogante bourgeoisie de la côte Est, il décide de s’en retourner au Texas où son cher Midland connaît un nouveau boom pétrolier. Comme George Herbert vingt-sept ans avant lui, il charge quelques affaires dans son Oldsmobile Cutlass bleue et travers le pays avec en poche un fonds de vingt mille dollars alloué par le clan Walker Bush pour son établissement.

Mais George W. n’a pas l’étoffe de ses prédécesseurs. Il fonde à son tour une compagnie pétrolière dans laquelle des amis de son père risquent plus de trois millions de dollars sans succès. Quelques années plus tard, il tente une entrée en bourse qui fait perdre un million de dollars à son actionnaire principal. En 1978, Bush perd sa première bataille électorale contre un démocrate trop enraciné dans le sol texan pour craindre un blanc-bec né avec une cuillère en argent dans la bouche. Fidèle à son éducation protestante, le candidat malheureux tempérera : « Franchement, ce coup de fouet ne m’a probablement fait que du bien. » Le gros souci reste cependant sa dépendance problématique à l’alcool. Malgré son mariage avec Laura Welsh Bush (1977) et la naissance de leurs jumelles (1981), il passe beaucoup de temps dans les bars où son exubérance coutumière dégénère sous l’effet de la boisson.

Les choses basculent au soir de son quarantième anniversaire que George W. arrose à l’excès dans un somptueux hôtel de Colorado Springs (Colorado) en compagnie de son épouse et de quelques amis. Depuis peu, le clan Bush se range derrière son patriarche en vue de la présidentielle de 1988 et George Herbert veut faire du fils aîné son conseiller principal. Encore sonné le lendemain, ce dernier se serait regardé dans le miroir en disant : « Peut-être qu’un jour, je risquerais de mettre mon père dans l’embarras. Je pourrais lui causer des ennuis. » L’intéressé déclare alors à sa femme qu’il ne boira jamais plus une goutte d’alcool et confie la même intention à ses proches. L’histoire familiale va cependant faire connaître une autre version de ce sevrage providentiel, une romance qui servira le clan Bush dans sa conquête de l’électorat évangélique : la rencontre salvatrice de George W. avec Jésus-Christ. L’intéressé ne se définit pourtant pas comme un croyant, bien qu’il se soit mis à étudier la Bible depuis qu’une grave crise économique plonge la région dans le désespoir. Mais une rencontre avec le prédicateur Billy Graham l’aurait changé en born again – un chrétien du renouveau transformé par sa foi. À la tête de l’équipe de campagne de George Herbert, il fera du « conservatisme compassionnel » le fer de lance d’une offensive remarquée vers la droite religieuse et portera son père à la présidence avec le plus grand pourcentage de voix évangéliques de toute l’histoire américaine.


Un président paralysé par la terreur

Tout porte à croire que la conversion de George W. Bush au christianisme évangélique renforce en lui une tendance à se poser en juge, en redresseur de torts. Trouvant dans la prière une source d’apaisement finalement peu différente de l’alcool, il se protège des critiques en se plaçant au-dessus de la mêlée et se donne des règles lui permettant de gérer son chaos intérieur, tout comme le monde qui l’entoure. Mais cela ne l’empêche pas de perpétuer l’affairisme familial : quelques mois avant l’intervention militaire de son père en Irak (1991), Bush vend par exemple la totalité de ses parts dans Harken Energy, une société de forage exerçant dans le Golfe persique : il empoche $ 848’560 et sera brièvement soupçonné de délit d’initié. Le rachat partiel de l’équipe de baseball de Dallas, les Texas Rangers, lui servira de tremplin pour accéder au poste de gouverneur et sa revente, en 1998, lui rapportera $ 14,9 millions, soit près de vingt-cinq fois sa mise initiale. Outre de correspondre aux schémas de comportement hérités de ses ascendants masculins, ces prises de risque sont une autre manière de manifester l’insécurité relationnelle vécue dans son enfance. Évoquant la fièvre d’un spéculateur, son comportement obsessionnel exercera une véritable fascination sur des millions de concitoyens élevés dans une détresse émotionnelle similaire et montre encore la profondeur de l’anxiété refoulée par le futur chef d’État en dépit de sa bruyante adhésion à l’évangélisme.

Ces travers vont prendre une nouvelle dimension avec son accession à la présidence, en décembre 2000. C’est un candidat mal élu qui doit son siège à plusieurs irrégularités constatées dans l’État de Floride, où son frère John Ellis occupe le poste de gouverneur. La victoire lui est attribuée par la Cour suprême, dominée par cinq juges conservateurs, bien que son adversaire Al Gore l’ait distancé de plus de cent mille voix sur le plan national. Pour les partisans du clan Bush cependant, elle marque le retour triomphal de la figure céleste dans l’arène politique – après le double mandat de Clinton désigné par certaines congrégations évangéliques comme une figure de l’Antéchrist – et couronne leurs efforts pour restaurer la puissance d’une dynastie injustement sanctionnée par leur défaite contre le démocrate, en novembre 1992. Bientôt, la ferveur religieuse gagnera l’administration Bush, allant jusqu’à remettre en cause la séparation de l’Église et de l’État. Sur le conseil de son père, George W. a choisi Richard « Dick » Cheney comme vice-président, un homme qui incarne l’affairisme et l’esprit de faction qui prévaudra dès lors à Washington. Directeur exécutif d’une grande compagnie du secteur pétrolier basée à Houston, l’intéressé a été le chef de cabinet du président Gerald Ford, puis le secrétaire à la Défense de Bush père pour lequel il planifia l’invasion du Panamá (1989) et la guerre contre l’Irak (1991). Aucune des administrations précédentes n’a été à ce point assiégée de stratèges tourmentés par l’expérience de guerres passées et anxieux d’en rejouer le dramatique héritage.

Les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center vont leur en fournir la cruelle occasion. Lorsqu’un premier avion frappe la Tour Nord ce matin-là, George W. Bush entre dans la classe d’une école élémentaire de Sarasota (Floride) pour assister à un exercice de lecture. Quand son chef de cabinet l’informe qu’un second avion a frappé la Tour Sud, il poursuit « tranquillement » sa séance avec les enfants – une scène qui fera le tour du monde. La menace tant redoutée d’une attaque terroriste contre les États-Unis vient de se concrétiser et le président devrait être aux commandes. Mais cet instant tragique ravive sans doute d’autres scènes traumatisantes, comme sa propre expérience – malheureuse – du pilotage, ou ce jour de 1953 quand ses parents lui annoncèrent la mort de sa petite sœur. Paralysé par la terreur et incapable de décider de la conduite à tenir, il va disparaître pour la journée dans son Air Force One en virevoltant aux quatre coins du pays. Pourtant chef des armées, il s’absente comme pour vivre une régression et rejoindre son père dans les airs, avant son accident de Chichi Jima. D’après un psychiatre, les évènements du 11 Septembre ont ébranlé cette conviction de toute-puissance que Bush développa pour survivre aux humiliations de son enfance. Pour échapper à la hantise de sa propre punition, il promettra, trois jours plus tard, de « débarrasser le monde du mal ».

Il est intéressant de noter que Bush n’a pas été interpellé pour son éventuelle responsabilité dans la survenance de ce drame. En d’autres temps, le chef devait rendre des comptes en pareilles circonstances. Ainsi les Athéniens reprochèrent-ils à Périclès d’être en partie responsable de l’épidémie de peste qui ravagea la ville en 430 av. J.-C. à cause d’une faute commise par l’un de ses aïeuls, affectant en retour les citoyens dont il s’était porté garant. Dans notre cas, l’héritage transgénérationnel de George Bush ne pouvait manquer d’influencer sa manière de diriger le pays. Mais au lieu d’être saisis comme une occasion de revenir sur un passé douloureux, les évènements du 11 Septembre vont être utilisés pour renforcer les mécanismes psychiques de défense. Cette inaptitude collective à l’introspection sera à l’origine de nouvelles mises en scènes témoignant du retour dans le réel d’autres vécus refoulés.


Un héritage historique non résolu

S’il est inévitablement schématique de résumer en quelques lignes le double mandat de George W. Bush à la présidence des États-Unis (2001-2008), force est de constater qu’il s’articule autour d’un héritage historique et culturel non résolu. De ce point de vue, la problématique de la dynastie Walker Bush présente des affinités avec celle de la nation américaine de sorte qu’il est possible d’aborder cette période sous l’angle d’un rejouement collectif dramatique. Sous la conduite d’une équipe dirigeante particulièrement vindicative après le 11 Septembre, c’est en effet l’ensemble de la communauté américaine qui a fait corps pour mettre en scène une douloureuse liturgie expiatoire. Chez de nombreux Américains, le choc psychique causé par les attentats a ravivé des traumatismes profondément refoulés dans leur mémoire. Le surgissement dans la relative quiétude de leur vie quotidienne d’une agression aussi imprévisible qu’effroyable rappelait l’empreinte de la brutalité de leurs éducateurs et l’insondable détresse qui les avait alors submergés, au point qu’ils se sentirent eux-mêmes atteints dans leur intégrité et exigèrent une vengeance.

Outre les sévices infligés dans certaines école du pays, la quasi-totalité des Américains ont en effet subi des châtiments corporels au sein de leur famille, ce dont témoignent plusieurs études récentes, et même la Cour suprême a statué que ces violences « remplissent une fonction éducative importante ». Le recours à la terreur pour discipliner les enfants est le produit d’une tradition séculaire importée d’Europe au XVIIe siècle, profondément ancrée dans l’histoire de la nation américaine. Aux yeux d’un des prédicateurs du premier Grand Réveil religieux que connurent les colonies du Nouveau Monde, le théologien calviniste Jonathan Edwards, les enfants étaient par nature « infiniment plus haïssables que des vipères » s’ils ne faisaient pas acte de soumission. C’est autour de cet héritage que s’est formée la Nouvelle droite religieuse dont se réclame encore le parti républicain aujourd’hui dominé par le fameux Tea Party, laudateur d’une Amérique coloniale convaincue de son destin messianique. Le télévangéliste Billy Graham, qui fut le conseiller de tous les présidents d’après-guerre et dont il est question plus haut, affirmait que le plus vif souvenir qu’il gardait de son père était la sensation de ses mains qui le frappent : « Elles étaient comme un fouet, décharnées, rugueuses. Il avait des mains si dures. »

La perspective de déployer la toute-puissante armée américaine contre les instigateurs vraisemblables des attaques terroristes devenait – du moins pour nombre d’entre eux – un moyen de refouler activement le sentiment d’impuissance et de vulnérabilité qui les avaient alors envahis, tout en préservant l’image idéalisée d’un père bienveillant et protecteur. Les neurosciences expliquent que les victimes de maltraitances infantiles éprouvent une hyperréactivité physiologique face à tout type de stimulus rappelant le traumatisme initial. Elles adoptent alors fréquemment des schémas de comportement qui les ramènent à ce dernier, pour certaines dans le rôle de la victime et pour d’autres dans celui du persécuteur. Dans ce second cas, elles sont susceptibles de reproduire sur des cibles émissaires des violences similaires à celles qui les ont fait souffrir. Les opérations militaires lancées contre l’Afghanistan (2001), puis contre l’Irak (2003) ont fourni maintes occasions de le faire, comme en témoigne la longue liste des exactions commises au cours de ces conflits. Parmi celles-ci, le scandale des tortures est particulièrement révélateur de la manière dont une nation peut être amenée à rejouer les conséquences de traumatismes éducatifs refoulés.


Le sens des mises en scène collectives

Après le 11 Septembre, la crainte de ne pas en faire assez pour prévenir une autre attaque, tout comme le sentiment d’une vengeance légitime, sont au cœur des décisions controversées des membres de l’administration Bush relatives au Programme de surveillance, aux techniques d’interrogation, à la prison de Guantánamo et bien d’autres. En février 2002, un mémorandum présidentiel tenu secret dénonce les Conventions de Genève relatives au traitement des prisonniers de guerre – un statut désormais refusé aux détenus soupçonnés de terrorisme. Dans la foulée, des juristes rédigent plusieurs avis de droit – aujourd’hui dénoncés comme les « mémos de la torture » – justifiant les méthodes coercitives que le Pentagone veut infliger aux suspects emprisonnés hors des frontières, notamment l’infâme waterboarding ou simulation de noyade. Un compte-rendu de ces sessions divulgué par la presse laisse peu de doute sur les intentions de leurs persécuteurs et nous ramène aux tactiques de manipulation prônées par les adeptes de la violence éducative dans leur obsession à soumettre la volonté de l’enfant.

Au cours de ces séances, mais aussi avant les interrogatoires, les soldats furent encouragés à défouler leur stress sur les détenus – pour la plupart des civils « internés pour des raisons de sécurité ». L’un des geôliers expliquera : « C’était comme un jeu quand de nouveaux détenus arrivaient. Jusqu’où pouviez-vous aller avant que ces gars ne s’évanouissent ou ne s’effondrent simplement devant vous ? » Il s’avérera qu’outre l’exposition à la violence des combats, ces militaires avaient été soumis à un entraînement de survie baptisé SERE – pour Survival, Evasion, Resistance and Escape – censé renforcer leur résilience en cas de capture par l’ennemi. Ce programme, en tout point semblable aux techniques d’interrogatoire infligées aux prisonniers, ressemblait plus à « un rituel élaboré de bizutage qu’à une véritable formation » d’après un ancien Marine et constituait pour ces jeunes gens une véritable expérience de la torture. Ce traumatisme n’est certainement pas étranger au détachement avec lequel certains d’entre eux reproduisirent des abus similaires et sans doute l’une des causes de la résignation collective qui permit aux pratiques de torture de se propager du haut de la chaîne de commandement jusqu’aux prisons de Bagram, d’Abou Ghraib ou de Guantánamo.

Ces passages à l’acte pourraient trouver leurs sources dans un héritage transgénérationnel et culturel de la souffrance. Une proportion importante d’Américains s’est montrée très favorable à l’usage de la torture s’il s’agissait d’acquérir des informations importantes en matière de terrorisme. Parmi eux, les évangéliques – ardents défenseurs des châtiments corporels – étaient les plus nombreux à faire confiance à leur propre « expérience de vie et bon sens » plutôt qu’à leurs convictions de chrétiens pour justifier ces mauvais traitements. Ils rejoignaient ainsi leurs dirigeants, au premier rang desquels figurait George W. Bush, dans leur désir de rejouer des terreurs profondément enfouies depuis l’enfance. Dans un pays dominé par la peur, voire la paranoïa, la brutalité du rapport éducatif imposé aux plus jeunes devenait ainsi manifeste. C’est le sens que je perçois derrière la répétition de situations victimisantes, tout comme dans nos remises en scènes collectives si douloureuses soient-elles : une occasion supplémentaire de réaliser que nous sommes, dès la naissance, dotés d’une conscience réflexive et qu’on ne peut sans séquelle humilier celle de nos enfants.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 2.2015 / www.regardconscient.net


*Enseignant à Genève et psychohistorien, Marc-André Cotton est le vice-président international de l’International Psychohistorical Association, basée à New York. Avec Sylvie Vermeulen, il anime le site Regard conscient et participe régulièrement à Peps, le magazine de la parentalité positive. En 2014, il a publié une vaste étude sur les transmissions dans la famille Bush et sur la question de la violence dans l’éducation : Au nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative, L’Instant Présent, Paris.