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Mais pourquoi vouloir changer le comportement des enfants ?

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Peps No 8 (été 2014)

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Résumé : Les sciences du comportement ont popularisé des concepts aberrants comme le « déconditionnement » ou le « renforcement positif » à visée pédagogique ou thérapeutique. Elles sont fondées sur un déni de la sensibilité de l’enfant et témoignent en premier lieu des traumatismes « éducatifs » vécus par leurs inventeurs. Synopsis d’une mise en scène planétaire.


Aux États-Unis, plus de dix mille bambins de deux à trois ans seraient traités avec de la Ritaline® pour des troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité (TDAH), d’après un rapport alarmant du Centre de contrôle des maladies infectieuses de la ville d’Atlanta (Géorgie). Même les normes de l’Académie américaine de pédiatrie excluent un tel diagnostic chez des enfants aussi jeunes – sans parler du péril que représente pour eux la consommation d’un psychostimulant proche des amphétamines. « C’est absolument choquant et cela ne devrait pas se produire, déplore une consultante en santé mentale. Les gens sont complètement désorientés. De toute évidence, nous n’œuvrons pas ensemble pour le bien des petits enfants[1]. »

L’an dernier, une autre étude américaine montrait que 11 % des jeunes de 4 à 17 ans ont reçu un diagnostic de TDAH et qu’un garçon sur cinq sera catalogué comme tel au cours de son enfance[2]. En France, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) estime que 2 à 7 % des enfants d’âge scolaire souffrent de TDAH, avec sur les dernières années une hausse préoccupante de 133 % des ventes de doses journalières de méthylphénidate – la molécule commercialisée sous le nom de Ritaline®, Concerta® ou Quasym® (lire l’encadré).


La Ritaline® en France aussi !

D’après un récent rapport de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), entre 190 000 et 480 000 enfants âgés de 6 à 17 ans souffriraient de troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité (TDAH), dont les trois-quarts environ seraient des garçons[3]. L’étiologie de ce syndrome est inconnue et son diagnostic se fonde sur des informations le plus souvent recueillies auprès de l’entourage de l’enfant. Le TDAH est notamment caractérisé dans le dernier Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V) par un déficit de l’attention, une impulsivité et une hyperactivité motrice, particulièrement en milieu scolaire.

Malgré l’existence d’effets indésirables notoires comme l’insomnie ou les migraines, et plus rarement de risques cardiovasculaires, la molécule prescrite en complément de mesures psychologiques correctives est le méthylphénidate, un psychostimulant dont la structure chimique est apparentée à celle de l’amphétamine. L’ANSM a ainsi observé une augmentation préoccupante du nombre de doses journalières vendues ces dernières années sur l’ensemble de la population française. Cette mesure, définie pour l’analyse statistique à 30 mg de méthylphénidate, est ainsi passé de 0,18 doses pour 1000 habitants en 2005 à 0,43 doses en 2012, soit plus de 25 000 doses quotidiennes.



Violence et conditionnement

D’où vient une telle volonté collective de « médicaliser » le rapport à l’enfant et pourquoi les autorités sanitaires encouragent-elles bien souvent les parents dans ce sens ? Le dernier numéro de Peps a consacré un grand dossier aux punitions et récompenses ainsi qu’à leurs conséquences néfastes sur l’équilibre de l’enfant[4]. J’aimerais prolonger cette réflexion en remontant aux origines des sciences dites comportementales qui cherchent à modifier chez l’enfant une conduite jugée inadaptée par le déconditionnement et le recours fréquent à des psychostimulants comme la Ritaline®. Nous allons découvrir que le comportementalisme reste marqué par les souffrances non résolues de ses principaux concepteurs.

Le fondateur de l’école béhavioriste John B. Watson assimilait par exemple le nourrisson à « un morceau de chair animé et remuant » que les parents modelaient à leur guise dès la naissance et il tenait l’amour maternel pour dangereux[5]. Victime d’une éducation religieuse particulièrement stricte, Watson avait grandi dans la violence éducative et la terreur du diable à la fin du XIXe siècle. Dans l’une de ses expériences les plus remarquées, il inocula volontairement la peur d’un rat blanc à un bébé de neuf mois, le petit Albert B., en cognant un marteau contre une barre de fer pour effrayer l’enfant en présence de l’animal. Par la suite, même la vue d’un lapin provoquait chez celui-ci l’affolement et les larmes. L’éthique de cette expérience est aujourd’hui contestée, mais elle figure toujours dans les acquis de la psychologie comme un exemple de conditionnement dit classique[6]!

De son côté, Burrhus F. Skinner – l’inventeur de la « boîte » qui porte son nom – se concentra sur la manière dont un comportement pouvait être modifié par ses conséquences. Après avoir affamé un petit animal, Skinner plaçait ce dernier dans l’une de ses boîtes et « renforçait » une certaine réaction en dispensant un peu de nourriture en guise de récompense – ce qu’il nomma désormais le conditionnement opérant. En complexifiant ses protocoles, il finit par se convaincre que tout ce qu’exprimaient les êtres vivants pouvait être décodé comme des comportements obéissant à quelques règles simples et donc conditionnés.


Une forme de sadisme

Je me rappelle que dès avant l’âge scolaire, mes parents me donnaient des bons points quand j’obéissais à leurs exigences – un certain nombre de points équivalant finalement à une poignée de raisins secs. Ils me prenaient pour un pigeon de Skinner ! Sans doute à leur insu, les travaux du célèbre béhavioriste étaient parvenus jusqu’à eux parce que le « renforcement positif » faisait alors fureur en pédagogie. J’en ai longtemps gardé la conviction de n’avoir de valeur que si je me conformais à leurs attentes.

C’est en lisant les livres de Skinner que j’ai réalisé le mensonge dissimulé derrière le qualificatif de positif – une tromperie dénotant de surcroît une forme de sadisme. L’auteur est en effet très clair sur le fait qu’il faut d’abord occasionner une frustration chez le sujet que l’on veut conditionner, par exemple en le privant de nourriture ou de boisson. Le renforcement « positif » est donc indissociable de la privation qui le précède et n’agit pas sans elle. Dans son ouvrage Science and Human Behavior, Skinner écrit explicitement que « l’effet du renforcement opérant ne sera pas observé si l’organisme n’a pas été convenablement soumis à une privation[7] ». En d’autres termes, le dressage obtenu par le renforcement positif est une manière plus sournoise de punir puisque la contrainte exercée sur le sujet n’est plus immédiatement perceptible.

Chez un enfant, on comprend donc que le charme opéré par la récompense sera d’autant plus envoûtant que le bambin fût privé de besoins essentiels comme la présence et l’amour inconditionnel de sa mère, l’allaitement à la demande ou encore l’accueil bienveillant de ses émotions. Gravée dans son jeune cerveau, la mémoire traumatique découlant de telles carences psychoaffectives va le livrer d’autant plus promptement aux manipulations de ses éducateurs que ces derniers lui offrent des compensations en retour. Le piège se referme alors sur l’enfant qui a dû « oublier » les privations subies et se construit désormais un « faux soi » en cherchant désespérément à satisfaire leurs exigences.


À l’abri du regard parental

L’enfance de Skinner est en elle-même une tragique illustration de ces mécanismes psychologiques. Sa naissance fut particulièrement difficile puisque sa mère faillit mourir en couches – un fait qui lui serait occasionnellement reproché. En bonne fille de la bourgeoisie victorienne, celle-ci était obsédée par les convenances et condamnait chez ses fils toute forme d’élan vital. Un jour, elle aperçut deux bambins examinant secrètement leurs parties intimes et s’exclama : « Si je surprenais mes enfants à faire cela, je les écorcherais vifs ! » Très marqué par ces interdits, le jeune Skinner redoutait au plus haut point d’être découvert en train de se masturber[8].

Vers l’âge de dix ans, il construisit sa première « boîte » avec un carton d’emballage – un refuge idéal dans lequel il s’introduisait en rampant. « Pour une raison ou pour une autre, confiera-t-il, il semblait que c’était la meilleure place lorsque j’avais envie d’écrire quelque chose[9]. » Seul avec lui-même à l’abri du regard parental, il intériorisa peu à peu les conséquences déchirantes de ce dressage « éducatif » qui allait l’obséder toute sa vie. Et c’est son propre calvaire d’enfant qu’il devait rejouer de manière compulsive dans ses innombrables expériences sur le conditionnement.

En 1945, Skinner fit grand bruit en publiant dans une revue féminine le compte-rendu d’une étrange mise en scène illustrant comment sa mémoire traumatique s’immisçait dans sa vie d’adulte. Son article intitulé Baby in a Box [Bébé dans une boîte] présentait une invention destinée à simplifier le maternage : il s’agissait d’une sorte de couveuse vitrée et isolée, équipée d’un chauffage et d’air conditionné (fig. 1). Les Skinner y avaient placé leur seconde fille Deborah dès son retour de la maternité, la privant ainsi de tout contact direct avec sa mère. À l’âge de onze mois, la fillette y passait encore le plus clair de son temps et son père remarquait, non sans cynisme, qu’elle avait ainsi une chambre séparée à peu de frais[10]


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Fig. 1 : Une mise en scène cruelle : la fille de B. F. Skinner dans son « Baby Tender » (Ladies’ Home Journal, 1945)


Psychologues et tortures

Mais le plus intéressant pour Skinner était de pouvoir modifier les réactions du nourrisson à sa convenance. Il observait par exemple qu’en élevant la température de la boîte, le bébé dormait plus longtemps et qu’en la rabaissant au contraire, il pouvait faire taire ses pleurs ou ses protestations. Après trois mois de ce dressage, Deborah cessa de pleurer à la satisfaction de ses parents et se mit à déployer une énergie considérable. À sept mois, elle enclenchait avec ses orteils une boîte à musique suspendue au-dessus d’elle et rythmait le refrain d’un battement de pied à la manière d’un singe savant.

En dépit de quelques réticences, la notoriété de Skinner encouragea ses contemporains à transposer ses travaux au domaine de l’éducation. Le psychologue évangélique James Dobson faisait l’éloge de la « loi de renforcement » dans le traitement de l’autisme par exemple, mais aussi pour inculquer à tous les enfants une attitude jugée responsable. Il préconisait selon l’âge de récompenser le comportement attendu par une sucrerie, un peu d’argent ou une quelconque flatterie. « Le renforcement verbal, écrivait-il, devrait imprégner toute la relation du parent à l’enfant[11]. » Dobson conseillait également d’éliminer un comportement indésirable – comme les pleurs notamment – en ne montrant aucune réaction devant la souffrance exprimée par l’enfant, suivant le concept « d’extinction » imaginé par Skinner.

Les dérives de la psychologie comportementale devaient cependant apparaître au grand jour lorsqu’en 2005, à la suite des scandales d’Abou Ghraib et de Guantánamo, il fut révélé que d’éminents psychologues avaient participé à l’élaboration d’un programme de tortures destiné à lutter contre le terrorisme. La plus grande organisation mondiale de la profession, l’American Psychological Association (APA), défendit ceux de ses membres qui prenaient part aux interrogatoires coercitifs et cautionnaient des techniques controversées comme la privation sensorielle, le harcèlement physique et psychologique ou encore la simulation de noyade[12]. Poussant jusqu’à l’extrême les conséquences du déni infligé à la sensibilité enfantine, ces mises en scène manifestaient la profondeur de la détresse ainsi occasionnée. Elles nous enseignent encore sur l’importance d’un accueil inconditionnel de l’enfant pour l’avènement d’un monde plus apaisé.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 07.2014 / www.regardconscient.net


[1] Anita Zervigon-Hakes, citée par Alan Schwarz, Thousands of Toddlers Are Medicated for A.D.H.D., Report Finds, Raising Worries, The New York Times, 16.5.2014, http://www.nytimes.com/2014/05/17/us/among-experts-scrutiny-of-attention-disorder-diagnoses-in-2-and-3-year-olds.html.

[2] Alan Schwarz et Sandra Cohen, A.D.H.D. Seen in 11% of U.S. Children as Diagnoses Rise, The New York Times, 31.3.2013, http://www.nytimes.com/2013/04/01/health/more-diagnoses-of-hyperactivity-causing-concern.html.

[3] Méthylphénidate : données d’utilisation et de sécurité d’emploi en France, rapport de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, juillet 2013, et réactualisé depuis, https://ansm.sante.fr/actualites/methylphenidate-donnees-dutilisation-et-de-securite-demploi-en-france.

[4] Dossier punitions-récompenses : la valse de la manipulation, Peps No 7, printemps 2014.

[5] John B. Watson et Rosalie A. Rayner, Psychological Care of Infant and Child, Norton, 1928, p. 46.

[6] Lire par exemple Carol Tavris et Carole Wade, Introduction à la psychologie : les grandes perspectives, éditions De Boeck, 1999, pp. 189-191.

[7] B. F. Skinner, Science and Human Behavior, Simon & Schuster, 1953, The B. F. Skinner Foundation, 2014, p. 149, http://www.bfskinner.org/newtestsite/wp-content/uploads/2014/02/ScienceHumanBehavior.pdf.

[8] Pour des précisions sur l’enfance de Skinner, lire B. F. Skinner, Particulars of my Life, Knopf, 1976. La citation figure à la page 64.

[9] Cité par Daniel W. Bjork, B. F. Skinner: A life, Basic Books, 1993, APA, 1997, p. 21.

[10] B. F. Skinner, Baby in a Box, Ladies’ Home Journal, octobre 1945, https://media.pluto.psy.uconn.edu/babyinabox.html.

[11] James Dobson, Dare to Discipline, Tynale House Publisher, 1970, 1973, pp. 76-77.

[12] Lire à ce propos les chapitres 13 et 14 de mon livre, Au Nom du Père : les années Bush et l’héritage de la violence éducative, éditions L’Instant Présent, 2014.