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Jean Piaget et l’épistémologie génétique

par Sylvie Vermeulen

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 23 (mars 2006)

Ce texte est désormais disponible dans l’ouvrage Le Génie de l’être et autres écrits, Le Hêtre Myriadis, 2021.


Résumé : La structure de l’intelligence observée par Piaget est celle de l’adaptation de l’enfant au douloureux déni de sa conscience qui usurpe la découverte de la vie pour en exploiter l’expérience.


Le psychologue suisse Jean Piaget a fondé l’épistémologie génétique, une science pluridisciplinaire visant à expliquer la connaissance par sa formation. À ses yeux, son propre parcours de vie n’offrait pas une « garantie d’objectivité » suffisante pour mériter son attention. Dans une brève présentation biographique, il écrivit : « Une autobiographie n’a d’intérêt scientifique que si elle fournit les éléments d’une explication de l’œuvre de son auteur. Afin d’atteindre ce but je me limiterai donc essentiellement aux aspects intellectuels de ma vie. » (1) Piaget montrait ainsi la réduction dans laquelle il devait travailler pour rester « objectif ». Ce n’est pourtant pas parce que l’être humain réagit et se construit un monde fantasmatique que sa vie intérieure est dépourvue de cohérence, de précision et d’une volonté impérieuse d’être libre des blessures subies.

 

Un engagement social

Professeur de littérature médiévale, son père était « un homme à l’esprit scrupuleux et critique, qui n’aimait pas les généralisations hâtives […] » – ce que le jeune Piaget éprouva à ses dépens. Vers l’âge de dix ans, ce dernier composa un petit livre sur les oiseaux de sa région, que le père jugea avec mépris : « Après les remarques ironiques de mon père, je dus reconnaître à regret qu’il n’était qu’une simple compilation. » Pour être considéré par ce père exigeant, il lui fallut donc, et pour le moins, participer à la fondation d’une science…

Plus tard, il remarqua que « le développement de la pensée et du langage ne se fait pas d’une façon continue mais passe par des stades définis. » (2) C’était certainement là nommer scientifiquement le rapport humiliant que son père avait eu avec lui, enfant, alors jugé conformément aux a priori de l’époque. Pour conserver l’illusion d’un père aimant et d’une valeur personnelle, il se plongea dans l’observation et l’expérimentation, sans oublier la parution de ses écrits. Paralysé par l’interdit de remettre en cause ce père, il en poursuivait ainsi l’engagement social.

Jean Piaget saisit donc une section de la structure d’adaptation de l’enfant – la « fonction opératoire » – comme étant inhérente au processus naturel de réalisation de la conscience. Il sélectionna certaines formes comportementales, compila les descriptions de ses expérimentations et les rassembla comme éléments constitutifs d’un stade qui en précédait un autre, élaboré de la même façon. Le tout devenant les très sérieux et très rassurants « stades successifs et emboîtés de la fonction opératoire du développement de l’enfant ». (3)

 

Structure d’adaptation

L’homme ne peut pas vivre en paix dans une ambiance saturée par le déni de son essence. Sa spécificité est la réalisation de sa conscience. Toute forme de déni provoque une blessure qui ne se résout que dans la révélation de sa cause : passages à l’acte et circonstances. Piaget construisit son mode d’adaptation par stades successifs et emboîtés; il s’observa lui-même en espérant inconsciemment découvrir son propre rythme d’enfant enrôlé dans un système d’instruction très exigeant. Selon lui, l’une des conséquences directes du tempérament « plutôt névrotique » de sa mère, d’origine anglaise, fut que « très tôt [il] négligea le jeu pour le travail sérieux, tant pour imiter [son] père que pour [se] réfugier dans un monde à la fois personnel et fictif. » Par la suite, il chercha à « pallier aux insuffisances d’une analyse purement réflexive par une approche expérimentale » (4) l’analyse purement réflexive étant, dans son milieu, réduite à une subjectivité fort méprisée.

La structure observée par Piaget est celle de l’adaptation de l’homme au douloureux déni de sa conscience qui usurpe la découverte de la vie pour en exploiter l’expérience. Ainsi donc le chercheur tentait de découvrir les mesures adoptées par la conscience pour acquérir et perfectionner un mode particulier d’adaptation. Et ceci pour contribuer à mettre en forme un modèle d’instruction à même d’assurer au corps social de bons élèves. En réalité, il rejouait son histoire, appliquant en toute bonne conscience le processus d’instruction qui le formata aux exigences parentales. Son postulat, qui est toujours celui de la psychologie actuelle, était le modèle paternel comme figure exemplaire de la manifestation de l’intelligence humaine, porté par les principes du darwinisme. Évolution oblige, il fut donc plus célèbre que son père…

 

Détrôner « Dieu le Père »

Piaget était intéressé par la genèse de la logique et du raisonnement de l’enfant. Dans le cours de psychologie Dunod, cet intérêt est présenté comme « ne prenant son sens que dans un cadre plus large, celui de la confrontation avec le développement scientifique, et en particulier celui de la biologie » (4). Comment cette confrontation pourrait-elle être un « cadre plus large » que la découverte de la vie, la présence à elle, la sensation de ses lois et la douloureuse conformation aux processus collectifs d’adaptation ? Les adultes entreprennent de faire passer à l’entendement de chaque enfant leur adaptation comme relationnellement naturelle. Pour s’en déculpabiliser, ils délèguent à des « chercheurs » le soin d’en théoriser les règles générales afin de poser ces dernières comme naturelles.

Piaget entreprit donc « l’étude psychologique de l’acquisition des structures de connaissance au cours de l’enfance » et déclara : « La logique est une axiomatique de la raison dont la psychologie de l’intelligence est la science correspondante. » (4) La logique serait une axiomatique de la raison si tous ces mots reconnaissaient l’existence de la conscience réflexive inhérente à l’homme et celle de son entendement immanent. En tant que connaissance résultant de l’expérimentation reproductible, la psychologie de l’intelligence ne peut être la correspondance d’un phénomène naturel – la conscience – dont la science prétend être la réalisation. L’idée qu’une vérité non démontrable s’impose avec évidence – ce qui est la définition d’un axiome – insupportait le fils aîné du professeur de littérature. Faisant fi de sa nature humaine subtile et sensible, Piaget entreprit donc de suivre ses maîtres pour mieux les surpasser. C’est ainsi qu’il fit de son érudition un piédestal voué rien moins qu’à détrôner « Dieu le Père », dans la mesure où, dans la théologie chrétienne, le logos est la seconde personne de la trinité.

 

Jargon éblouissant

Sur la méthodologie de Piaget, le cours de psychologie affirme encore : « […] l’enquête psychogénétique n’est pas simple recueil de faits empiriques, histoires naturelles d’une croissance mentale, elle vise à la reconstruction génétique de la vection d’une structure axiomatique. » (4) L’enquête qui vise est donc posée comme supérieure à l’infinie simplicité du rapport humain et de son expérience, tous deux méprisés. Que vise-t-elle ? La reconstruction génétique – soit l’ensemble des faits qui ont concouru à la formation de la connaissance – de la vection – soit un mouvement porteur d’une grandeur orientée – d’une structure axiomatique – soit un ensemble d’éléments axiomatiques interdépendants aux rapports régis par des lois, faisant fonction de modèle d’intelligibilité des objets étudiés.

Ce jargon a pour fonction de nous éblouir sur le fait que les situations expérimentales mises en place sont complètement orientées par les problématiques personnelles des chercheurs. Par le sérieux donné à cette affaire, il interdit de reconnaître la reconstruction théorique erronée et de remettre en cause la manipulation, puisque la structure est construite de vérités non démontrables. Une « structure axiomatique » est donc une construction arbitraire, faite au détriment de l’entendement imminent de l’être, que Piaget pose sur un segment de vie – le développement de l’intelligence de l’enfant. Les conditions de l’expérimentation manifestent le rapport à l’enfant qui ne peut être envisagé qu’en termes de manque, d’inadéquation et de faible capacité, base du raisonnement scientifique.

 

Oser se positionner

Jean Piaget pose ainsi le déni fait à l’existence de sa conscience par obéissance aux exigences parentales ordonnées d’autorité. Sa volonté de rejouer compulsivement est déterminée par la remontée de terreur qui talonne toute tentative de remise en cause, une forme d’interdit infligée par l’inadéquation parentale qui saisit cette terreur comme élément constitutif déterminant du modèle d’adaptation imposé par un mode éducatif toujours répressif.

L’illusion scientifique piège les adultes qui s’y accrochent dans la recherche effrénée de solutions à des problèmes conséquents dont ils refusent de reconnaître les causes. L’attachement au rôle de bon élève manifeste la panique de ne plus être compensé chaque jour du manque de réalisation. Ce concept est donc utilisé comme un fouet d’humiliations pour impliquer toujours davantage les enfants dans le système social parental et sert à paralyser ceux qui n’y arrivent pas dans un sentiment de nullité. Les résultats des chercheurs scientifiques sont des ersatz de conscience modelés selon la volonté de leurs commanditaires : ceux qui dispensent les subventions. Évoluant dans le monde artificiel de l’Instruction publique, Piaget prétendait pouvoir mettre de côté l’affectif, l’émotionnel et les chaînes de causalité dont il ignorait l’existence. Pourtant, ce monde intérieur a ses lois : tout y est ordonné très précisément en respectant la chronologie des causes de la complexification adaptative. Mais pour le réaliser, il faut accueillir le sentiment d’avoir été profondément blessé au niveau de sa raison d’être et oser se positionner face aux adultes qu’enfants nous avons subis.

Sylvie Vermeulen

© S. Vermeulen – 03.2006 / www.regardconscient.net

 

Notes :

(1) « Piaget par lui-même », in Jean Piaget, cheminements dans l’œuvre scientifique, Delachaux et Niestlé, 1997. Sauf indications contraires, les citations sont extraites de cette courte autobiographie.

(2) Norbert Sillamy, Dictionnaire de Psychologie, éd. Larousse-VUEF, 2003, p. 203.

(3) R. Ghiglione et J.-F. Richard, Cours de Psychologie 2. Bases, méthodes et épistémologie, éd. Dunod, 1999, p. 16.

(4) Ibid., p. 28.