> Accueil

> Rechercher

> Télécharger

>  

 



Psychanalyse : du déni de vérité au fantasme

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 21 (hiver 2005)

Pour recevoir gratuitement les mises à jour du site Regard conscient,
n’hésitez pas à vous inscrire à notre Newsletter trimestrielle!

 

Résumé : Par le recours aux concepts de la psychanalyse, l’institution universitaire participe au déni de la conscience qu’a l’enfant des causes de sa souffrance et nourrit l’interdit de confronter les adultes qui l’infligent.


Une correspondante me fait part de son questionnement sur les conséquences psychologiques de la circoncision, sur laquelle porte son travail de mémoire. Lors d’un stage en pédopsychiatrie, elle a observé un jeune garçon de sept ans et demi, circoncis un an plus tôt, répétant inlassablement les mêmes jeux, dessins et modelages : des pirates à la recherche d’un trésor, des bateaux et des décapitations liées à ce thème. Elle est convaincue que le traumatisme de la circoncision est la cause d’une telle expression et pose donc ce qu’elle sent comme hypothèse dans sa réflexion. Son professeur lui demande alors de faire intervenir une autre hypothèse : l’absence de parole symbolique des parents serait l’origine de la fixation de l’enfant et la raison pour laquelle ce dernier percevrait la circoncision comme traumatique.


Travestir la vérité

La réaction de ce professeur est caractéristique de la manière dont l’institution universitaire procède pour travestir la vérité sur le vécu de l’enfant et innocenter les adultes qui sont responsables de sa souffrance. Les jeux et dessins du jeune garçon étaient suffisamment éloquents pour que le personnel soignant fasse sans doute possible le lien avec la circoncision qu’il avait subie. Ce senti est l’expression d’une conscience spontanée dont nous jouissons tous. En posant comme hypothèse le fait que la circoncision soit un acte traumatisant pour tenter de répondre aux exigences de sa formation académique, cette étudiante est amenée à discuter cette hypothèse. Son professeur lui propose alors une interprétation psychanalytique fondée non pas sur la reconnaissance de la souffrance de l’enfant, mais sur l’impératif de ne pas remettre en cause les adultes qui ont infligé cette souffrance. D’où son extrapolation trompeuse que la souffrance de l’enfant puisse trouver sa cause dans la perception qu’il a du traumatisme.

Cette falsification est admise car les étudiants sont rarement informés du fait que la psychanalyse défend depuis toujours le point de vue des adultes au détriment des enfants. Dans son ouvrage Le réel escamoté, Jeffrey Moussaieff Masson explique même que l’ensemble de l’édifice psychanalytique n’aurait pas vu le jour si Freud n’avait pas abandonné sa théorie de la séduction (1), par laquelle il reconnaissait que les abus sexuels subis par ses patients au cours de leur enfance étaient la cause de leurs névroses. Citant une correspondance avec Anna Freud, Masson écrit: « Conserver la théorie de la séduction, cela aurait signifié abandonner le complexe d’Œdipe, et avec lui toute l’importance de la vie fantasmatique, qu’il s’agisse du fantasme conscient ou inconscient. En fait, je pense qu’après cela il n’y aurait pas eu de psychanalyse. » (2)


Calvaire occulté

À l’appui de sa thèse iconoclaste (3), Masson expose notamment le cas d’Emma Eckstein, une des premières analysées de Freud, dont le calvaire - et pour cause - a été pratiquement occulté dans l’histoire de la psychanalyse. Pour Freud, cette femme de 27 ans souffrait de « symptômes hystériques » qui découlaient d’abus sexuels survenus dans l’enfance. Dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique écrite à l’intention de Wilhelm Fliess, il suggère dans un premier temps que des traumatismes refoulés pourraient effectivement être à l’origine de sa névrose : « À l’âge de huit ans, elle était entrée deux fois dans la boutique d’un épicier pour y acheter des friandises et le marchand avait porté la main, à travers l’étoffe de sa robe, sur ses organes génitaux. » (4)

Cependant, il ne fait pas de lien entre ces attouchements et le fait que la jeune femme se masturbe de façon compulsive, une pratique que Freud et Fliess considèrent au contraire comme cause du déclenchement des maladies névrotiques. Pour Fliess, le seul moyen d’y remédier est d’avoir recours à une intervention chirurgicale sur le nez de la patiente, qu’il considère comme le lieu physique d’un déplacement de ses problèmes sexuels. Freud lui abandonne la jeune femme - en « toute confiance », lui écrit-il - et Fliess mène l’opération de telle sorte qu’Emma fait plusieurs hémorragies dont elle faillit mourir. Au bout de quinze jours, Freud découvre que Fliess a laissé au moins cinquante centimètres de gaze imprégnée de teinture d’iode dans sa cavité nasale, empêchant toute cicatrisation de la plaie (5).


Obsession

Mis en cause par Emma Eckstein, Freud écrit: « Tous ces évènements, il est vrai, n’ont pas ébranlé l’opinion que j’ai de vous, mais m’ont à nouveau inspiré du respect pour la féminité primordiale contre laquelle je ne cesse de lutter. » (9)

(Emma Eckstein, la dernière année de sa vie,
© Bibliothèque du Congrès)


Fantasmes « hystériques »

L’obsession des deux hommes pour le nez d’Emma et leur acharnement chirurgical prennent un sens lorsqu’on considère qu’ils subirent l’un et l’autre, à huit jours, une opération mutilante, non reconnue comme telle : l’ablation sanglante de leur prépuce par la circoncision rituelle. Cette intervention traumatisante menace la vie du bébé et les soins qui suivent peuvent rendre la cicatrisation difficile. Il est donc vraisemblable que Freud et Fliess ont fait usage de leur patiente pour mettre en scène un vécu refoulé et revivre - par personne interposée - la terreur d’anéantissement provoquée en son temps par leur propre circoncision. Le rejouement de ce traumatisme et la gestion de son refoulement par déplacement sur l’organe nasal de leurs patientes apparaissent clairement dans ce commentaire de Wilhelm Fliess au sujet d’un autre cas, pour lequel selon lui toutes les méthodes gynécologiques avaient échoué : « Au moment même où j’ai enlevé le cornet moyen gauche [de son nez] qui était hypertrophié, l’hémorragie utérine a complètement cessé… » (6)

Pour ne pas mettre en cause son ami et interdire le dévoilement de sa propre vérité (7), Freud se livre alors à une véritable contorsion sémantique qui débouchera sur l’élaboration de sa théorie du fantasme, selon laquelle les abus évoqués par ses patients au cours de l’analyse sont le fruit de leur imagination. Il soutient que les hémorragies d’Emma n’avaient rien à voir avec une chirurgie désastreuse, mais étaient « d’origine hystérique, provoquées par des désirs inassouvis et survenaient probablement lors des périodes sexuellement propices » (8). Les responsabilités des deux hommes dans les souffrances endurées par la jeune femme pourront ainsi être occultées et c’est pourquoi cette théorie sera si bien accueillie par ceux qui veulent éviter de mettre en cause les parents malveillants dans la genèse des troubles psychiques, en rendant les enfants responsables des maux qu’ils manifestent.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 05.2005 / www.regardconscient.net


Notes :

(1) L’ambiguïté donnée au mot séduction sera plus tard exploitée pour laisser entendre que l’enfant peut provoquer l’acte sexuel par son comportement, mais ce n’est pas le sens que lui donne Freud dans ses premiers écrits. Il s’agit ici d’un abus réel, imposé à un jeune enfant qui ne le souhaite ni ne l’encourage d’aucune manière.

(2) Anna Freud, lettre du 10.9.1981 à J. M. Masson, in Le réel escamoté, le renoncement de Freud à la théorie de la séduction, éd. Aubier, 1984, p. 129.

(3) Les découvertes de Jeffrey Moussaiev Masson sont qualifiées de « révisionnistes » par l’orthodoxie psychanalytique, lire É. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997, p. 440.

(4) Sigmund Freud, Esquisse d’une psychologie scientifique, cité par J. M. Masson, op. cit., p. 105.

(5) Lettre à Fliess, 8.3.1895, citée par J. M. Masson, op. cit., pp. 80-83.

(6) W. Fliess, Les relations entre le nez et les organes génitaux féminins présentés selon leurs significations biologiques, p. 10, cité par J. M. Masson, op. cit., pp. 94-95.

(7) Freud eut une intuition fugitive que leurs affects non résolus étaient responsables de l’opération désastreuse. Dans sa lettre du 8.3.1895 à Fliess, il écrit : « Ainsi, nous avions commis une injustice à son égard ; [Emma Eckstein] n’était pas du tout anormale (…). Maintenant, en repensant à tout cet épisode, il ne me reste plus qu’une compassion sincère pour cette enfant de la douleur. »

(8) Lettre à Fliess, 26.4.1896, citée par J. M. Masson, op. cit. p. 116.

(9) Lettre inédite citée par J. M. Masson, op. cit., p. 219.