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Présidentielles : une nation sous terreur

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 3 (juin 2002)


Résumé : Le « sursaut républicain » du second tour des présidentielles françaises sanctionne un retour aux valeurs d’ordre. Longtemps refoulée, la peur suscitée par l’émergence de valeurs nouvelles engendre l’attente d’une répression. Analyse d’une mise en scène collective de la violence éducative.

 

Si quelqu’un avait prédit que la gauche française voterait un jour massivement pour Jacques Chirac, personne ne l’aurait cru. Répondant à l’appel du chef de l’État au soir du premier tour et bien que certains aient souhaité voter « avec des gants » (1), une majorité imposante a fait bloc derrière le président-candidat. Cette alliance de raison exprime bien sûr le refus d’une présidence d’extrême droite. Mais si l’on s’intéresse aux dynamiques de l’inconscient humain, le « sursaut républicain » du second tour des présidentielles peut être regardé autrement : dans cette perspective, il s’agirait plutôt d’un acte manqué (2).

Quelles circonstances peuvent donc amener des citoyens à plébisciter malgré eux un candidat qui blesse leur conviction intime ? Et quelle peut être la signification d’une telle mise en acte ?


Imagerie collective

L’histoire des groupes humains est fondée sur une quête d’unité, par la régulation des différentes tendances qui coexistent dans l’organisme social. Or, sur le plan individuel, la plupart d’entre nous n’avons pas réalisé l’intégration harmonieuse des multiples facettes qui nous habitent. Par exemple, lorsqu’une situation ravive la mémoire refoulée d’un traumatisme, nous manifestons tous des symptômes de dissociation plus ou moins prononcés. « Cela peut paraître excessif, explique Lloyd deMause, psychohistorien, si l’on oublie que peut-être la moitié des adultes d’aujourd’hui ont été abusés sexuellement lorsqu’ils étaient enfants, et que la plupart d’entre nous avons été maltraités physiquement et affectivement. » (3)

Ainsi, tout comme les personnes souffrant de symptômes de dissociation de personnalité, les groupes humains passent par des périodes critiques au cours desquelles ces traumatismes refoulés émergent à nouveau, dans l’attente d’une prise de conscience collective. Au contact de l’évolution sociale impulsée par les nouvelles générations, les gens sont saisis d’une panique qu’ils ne comprennent pas et rejouent sur la scène publique leur colère, leur culpabilité et les punitions vécues dans leur enfance. L’imagerie collective prend alors la forme de fantasmes de groupe (4), souvent relayés par les médias. Pour se débarrasser d’une sensation de pollution intérieure, le groupe peut déléguer à un leader la tâche inconsciente de conduire le rejouement collectif du traumatisme subi, plutôt que de mettre à jour ce dernier.


Des valeurs d’ordre

La fin de la IIIème République fournit un exemple de ce phénomène. En 1936, la victoire électorale du Front populaire provoque un formidable espoir de changements sociaux, mais ravive en même temps la peur d’une transgression de l’ordre établi et donc l’anticipation de la punition. Philippe Pétain incarne la figure paternelle rassurante, le défenseur des valeurs d’ordre qui va – selon ses propres termes – « expier les péchés du Front populaire. » De par sa propre histoire personnelle, le Maréchal sera le leader inconscient de cette mise en scène collective et livrera son pays à la furie allemande, tout en donnant l’illusion du contraire (5).

Quels parallèles peut-on faire avec l’époque actuelle ? En particulier, peut-on trouver dans la période historique récente l’expression d’une phase d’innovation, d’une volonté de changement qui puisse faire monter une panique inconsciente ? La réponse est certainement affirmative.


Valeurs nouvelles

Sur le plan de la construction européenne, tout d’abord. La délégation d’une part de souveraineté nationale aux organismes européens, la disparition progressive des frontières et – tout récemment – des monnaies nationales sont autant de mutations qui touchent l’identité que nous avons construite autour de la patrie, le pays du père. Ces bouleversements ne peuvent qu’éveiller la crainte refoulée d’une colère paternelle vécue dans l’enfance.

Sur le plan des innovations technologiques, ensuite. Les dix dernières années ont vu l’explosion de l’ère informatique, de l’internet et de la téléphonie mobile. Ces procédés ont également chamboulé nos repères relationnels, accéléré le trafic d’informations et développé des solidarités en réseau. Dans le même temps, des craintes nouvelles sont apparues, notamment face à la généralisation des systèmes de surveillance électronique et la possible émergence d’une société mondialiste totalitaire.

Sur le plan des alternatives sociales, enfin. Il existe actuellement un foisonnement d’idées nouvelles dans des domaines aussi variés que la santé, l’écologie, l’éducation, la psychothérapie ou les arts de vivre. Ces courants marginaux se sont développés d’autant plus que les systèmes en place montraient leur incapacité à se réformer. Dans une lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale, notre rédactrice Sylvie Vermeulen écrivait, voici trois ans : « En France, un mouvement de recherche et d’application, hors institutions, affirme son existence. Ses ramifications touchent tous les milieux sociaux, tous les corps de métier, toutes les croyances et toutes les valeurs. Il s’organise depuis des années avec l’apport de la conscience de chacun. Il n’a pas de nom, pas de structure. Il est composé des membres d’associations disparates, de coopératives écologiques, d’écoles parallèles, de nouveaux courants spirituels, de médecines parallèles et autres innovations. Ce qui les unit : une conscience difficilement récupérable par le système, où la reconnaissance de l’Homme passe avant ses réalisations et son exploitation. Ces gens cherchent à satisfaire leurs besoins réels. Ils trouvent la source véritable de leur bonheur. »


La panique s’installe

Devant ces mutations, la fonction inconsciente des leaders au pouvoir est de porter le malaise ambiant jusqu’à son paroxysme. Or, qu’avons-nous observé depuis quelques années ? À droite, une présidence enlisée dans la cohabitation et discréditée par les affaires. À gauche, un gouvernement qui applique des recettes néo-libérales et tente de rassurer ses électeurs en lançant une croisade puritaine contre les minorités spirituelles et les alternatives thérapeutiques. Au final, deux candidats désavoués par les Français au soir du premier tour des élections présidentielles.

Dans cette phase de panique, on assista en France à l’émergence publique de sentiments paranoïaques. En novembre 1998, le premier ministre Jospin mit sur pied la Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes (MILS) qui s’est récemment distinguée par la condamnation morale du courant anthroposophique et des psychothérapies non conventionnelles. En mai 2001, le Parlement unanime approuva une loi d’exception – dite de « Prévention et répression à l’encontre des groupements à caractère sectaire » – qui autorise la dissolution d’une organisation contestée (6). Les débats qui précédèrent cette adoption en disent long sur les sentiments dépressifs et l’impuissance qui prenait forme dans le corps social. Ainsi, s’exprimant positivement sur la procédure de dissolution proposée, un sénateur déclarait : « En cas d’urgence, dans l’hypothèse où une secte s’apprêterait à organiser un suicide collectif, quelle pourrait être la réponse de l’État pour empêcher cet acte et surtout éviter qu’il ne se reproduise ? » (7)


Un père violent

Malgré ces mesures législatives restées sans objet, le moral national est encore au plus bas lorsque la France aborde la campagne des élections présidentielles. Au soir du premier tour, tandis que Jean-Marie Le Pen se qualifie pour affronter Jacques Chirac au second tour, les socialistes accusent ce dernier d’avoir fait le jeu du Front national en axant sa campagne sur l’insécurité. En fait, par son acharnement à discréditer la frange la plus innovante de son électorat, la gauche plurielle a miné le soutien de sa base et programmé l’échec du candidat Jospin. Le leader socialiste endosse alors l’habit du sacrifié : « Au delà de la démagogie de la droite et de la dispersion de la gauche qui ont rendu possible cette situation, j’assume pleinement la responsabilité de cet échec et j’en tire les conclusions en me retirant de la vie politique. » (8)

En créditant M. Le Pen de 16,95% des suffrages exprimés au premier tour, une partie des électeurs français plébiscite un personnage paranoïaque et violent, capable de cristalliser la colère de la nation, dans l’espoir de sortir d’une torpeur excessive et incomprise. Début mai, le magazine Marianne montre une figure républicaine aux yeux rouges de fureur (image ci-dessous) et prend acte du verdict des urnes par une autocritique : « Nous avions perçu, jusqu’à l’angoisse, la montée d’une rage, mais nous avons refusé d’en imaginer la sanction. » (9)

 

À l’issue du premier tour des présidentielles, un hebdomadaire français symbolisa la colère de la nation par une Marianne guerrière aux yeux rougis par la fureur.

 

Répression

À la veille des élections législatives de juin 2002, il est encore trop tôt pour dire quelle forme prendra la répression. Une chose paraît claire, cependant : l’écrasante majorité accordée à la réélection du président Chirac sonne comme un rappel à l’ordre pour l’ensemble des Français. Dès son entrée en fonction, le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin s’est empressé de rassurer les électeurs sur la question de l’insécurité en créant le Conseil de sécurité intérieure (CSI), qui étend les prérogatives du président à de nombreux aspects de la politique nationale. En inaugurant sa campagne électorale, Jacques Chirac avait en effet affirmé que « la sécurité est à la racine même du pacte social » et que les hommes se regroupent en société « pour se protéger, assurer leur sécurité mutuelle, vaincre la peur. » (10)

Et pour vaincre une peur dont on ne comprend pas l’origine, rien n’est plus rassurant que de s’en remettre à une figure paternelle répressive – garante imaginaire de l’ordre social –, qui rappelle inconsciemment les coups et les humiliations subies. Pour exorciser ces derniers, des boucs émissaires ont été collectivement désignés. Par exemple, le nouveau ministre de la justice, Dominique Perben, a remis au goût du jour les « centres fermés de détention pour délinquants mineurs », supprimés en 1979 par le garde des sceaux Alain Peyrefitte en raison de la violence qui y régnait. Selon un magistrat, le traitement en temps réel de la délinquance prôné par M. Chirac « risque de réduire à néant toutes les spécificités de la justice des mineurs. » (11)

De leur côté, les conseillers juridiques de l’Élysée préparent sans honte un projet qui permettrait à Jacques Chirac de profiter de la loi d’amnistie des présidentielles pour faire passer à la trappe – avec les traditionnels PV de stationnement – les dossiers judiciaires dans lesquels il est impliqué (12).

Voilà comment, à l’échelle de la nation française, les partisans de la violence éducative – conscients ou inconscients – cherchent à éliminer ceux qui révèlent les conséquences de cette violence et à sauvegarder la croyance en l’efficacité d’un père autoritaire.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 06.2002 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Devant la présence de M. Le Pen au second tour, M. Chirac avait exhorté ses compatriotes à faire preuve de responsabilité : « Parce que la République est entre vos mains. » Répondant à leur manière à ce conflit de conscience, des citoyens écœuré ont appelé à voter Chirac « avec des gants, symboles de refus, de dégoût. » Le Conseil constitutionnel a dû rappeler que cette pratique était interdite.

(2) Selon le Dictionnaire de la Psychanalyse, l’acte manqué est un « acte par lequel un sujet substitue, malgré lui, à un projet qu’il vise délibérément, une action ou une conduite imprévue. » E. Roudinesco et M. Plon, éd. Fayard, 1997.

(3) Lloyd deMause, The Evolution of the Psyche and Society, The Journal of Psychohistory, Vol. 29, No 3, hiver 2002.

(4) Fantasme de groupe : Transe collective dans laquelle des sentiments refoulés émergent sous forme de représentations métaphoriques. Sous l’impulsion de leaders, le groupe peut se livrer à un rituel qui a valeur d’exorcisme: sacrifice de boucs émissaires, guerre ou récession économique, par exemple. La crise de la « vache folle » illustre ce phénomène : elle s’est terminée par l’abattage et la crémation de millions de bovins et d’ovins sur d’immense bûchers expiatoire rappelant l’inquisition du Moyen âge.

(5) Lire M. A. Cotton, Pourquoi Pétain renversa la République, www.regardconscient.net/archives/0108petain.html.

(6) Pour une approche critique de ces dispositions, consulter le site de Coordination des associations et particuliers pour la liberté de conscience : www.coordiap.com.

(7) Éric Doligé, sénateur du Loiret et membre du Conseil d’Orientation de la MILS, Débats de l’Assemblée nationale, 22.06.2000, www.assemblee-nationale.fr.

(8) Intervention de L. Jospin au soir du 21.04.2002.

(9) Jean-François Kahn, Comment avons-nous pu ne pas voir venir la marée noire ?, Marianne, 29.4-05.05.2002.

(10) Discours de Garges-lès-Gonnesse, 19.02.2002.

(11) Cité par Alexandre Garcia, Des magistrats et des éducateurs jugent « archaïques » la création de centres fermés pour mineurs, Le Monde, 16.05.2002.

(12) Lire Hervé Liffran, Amnistie : des démentis mous pour un projet fou, Le Canard Enchaîné, 15.05.2002.