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La psychohistoire

par Daliborka Milovanovic

Cet article est paru dans le numéro 64 de Grandir Autrement (mai-juin 2017)


Résumé : Le 7 mai, les Français et Françaises seront invités à élire le successeur de François Hollande à la présidence de la République. Il n’est point question pour nous d’indiquer à nos lecteurs nos préférences politiques et encore moins d’argumenter en faveur d’un candidat ou d’une candidate. Toutefois, en découvrant le champ d’investigation de la psychohistoire que nous proposons ici d’explorer, certains trouveront peut-être de quoi affiner leurs critères de sélection de leur prochain dirigeant. En effet, les candidats à la présidence ne se résument pas à des propositions ou un programme politiques, ou à l’idéologie du parti qu’ils représentent. Ils ont une histoire, et surtout un vécu d’enfance. Le genre d’enfance que votre favori a vécu vous semble-t-il un critère peu pertinent pour décider s’il peut être un bon dirigeant ? Que son éducation ait été stricte, son attachement à sa mère insécure ou, au contraire, que ses parents aient été empathiques envers lui vous paraît-il être des détails sans possible incidence sur son éventuel futur mandat ? Si l’on en croit les recherches des psychohistoriens, l’enfance est une période déterminante dans la construction d’une personnalité ; elle explique le destin de nombre de sociétés et de civilisations. De ce fait, elle doit être prise au sérieux.


Née dans les années 1960 aux États-Unis, la psychohistoire est un type d’investigation des événements historiques qui en propose une description psychologiquement informée. « Psychologiquement informée » signifie qu’elle adjoint à la méthodologie historique classique un examen des ressorts psychiques profonds du comportement des individus, comme les dirigeants, ou de celui des groupes, comme des sociétés, des nations voire des civilisations entières. Si l’objectif de l’histoire n’est pas seulement de décrire, de narrer mais aussi, et surtout, d’expliquer le passé, de rendre compte du pourquoi des événements, et donc forcément d’interpréter des données brutes, alors l’historien ne peut faire l’économie d’une analyse des psychologies qui en sont les actrices. Comme l’explique le psychohistorien états-unien Paul H. Elovitz[1], les différentes méthodes d’investigation que sont l’économie, la sociologie, l’anthropologie ou la géopolitique sont comme les lentilles d’un télescope qui permettent d’observer et d’appréhender une région du passé plus finement. Selon Elovitz, la psychologie est la plus puissante de ces lentilles. Ainsi, pour comprendre une époque, ses groupes sociaux, ses personnalités remarquables, le psychohistorien s’intéressera de manière privilégiée à l’enfance, à la vie de famille, aux méthodes d’éducation, à la condition des femmes, aux émotions, à la sexualité, propres à cette époque, ces groupes et ces personnalités.


Des propositions d’interprétation

Le psychohistorien franco-suisse Marc-André Cotton[2] nous rappelle que la plupart des psychohistoriens ont une formation complémentaire en psychologie[3] voire un « parcours » en psychothérapie. Le travail sur soi fait partie de la méthodologie psychohistorique car il permettrait d’avoir une « intuition » des mécanismes psychiques à l’œuvre dans le destin des humains. Cela nous évoque le fameux « Connais-toi toi-même » socratique, précepte cardinal de la pensée humaniste, qui assigne à l’homme le devoir de prendre conscience de sa propre mesure, et notamment de ses limites. C’est ce « regard conscient[4] » sur les événements de l’histoire que nous propose Marc-André Cotton, un regard qui porte au-delà des descriptions positivistes de l’historiographie traditionnelle.

Cependant, on reproche beaucoup à la psychohistoire cet élément subjectif et spéculatif qui serait un obstacle à une analyse rigoureuse. Certaines sciences humaines, dont notamment l’histoire, se veulent objectives (alors qu’il vaudrait sans doute mieux parler de distanciation que d’objectivité). Elles adoptent des méthodes quantitatives, statistiques notamment, aspirent à une certaine scientificité, par exemple, par la précision de leurs sources et de leurs données (précision à laquelle s’astreignent également les psychohistoriens). Mais en excluant la subjectivité, il semble que, paradoxalement, elles se privent d’un mécanisme de contrôle de leurs présupposés. On ne peut pas faire l’impasse sur la subjectivité si l’on s’intéresse à l’être humain. Tout d’abord, parce qu’on ne peut pas s’extraire de sa position d’observateur ; on doit donc prendre en compte toutes les déformations du champ de vision qu’implique le point de vue, ce que font les psychohistoriens en étudiant leurs conditionnements, notamment éducatifs, en prenant leur propre subjectivité comme objet d’étude. Ensuite, parce qu’en étudiant l’histoire, on étudie bel et bien des êtres humains, et donc des subjectivités, prises dans des événements. Or les historiens universitaires font souvent comme si les acteurs de l’histoire n’avaient eux-mêmes pas d’histoire, et surtout, pas d’enfance, mais aussi, ce qui est le plus édifiant, comme si cette enfance ne pouvait avoir aucune influence sur leurs décisions et leurs actes. Selon Marc-André Cotton, le rejet, parfois violent, des propositions d’interprétation que formule la psychohistoire révèle le malaise que ressentent de nombreuses personnes à l’idée de questionner le rôle de la personnalité des parents, ce qui représente une limite patente de la méthode historique « non-consciente ». De toute façon, l’objectivité absolue est un vœu pieu (en sciences « molles » comme en sciences « dures » du reste) et de nombreuses histoires ont été écrites et sont encore écrites à partir de présupposés idéologiques ou théoriques, des perspectives, des orientations, des filtres, des « lentilles », assumées ou pas ; autant en avoir conscience en effectuant un travail en cet endroit, à commencer par une analyse de tout ce qui fonde sa propre subjectivité, notamment son éducation. Ainsi, l’élément subjectif que comporte la démarche psychohistorique se révèle être une richesse, une clé supplémentaire pour dénouer les mystères des motivations humaines.


Violence et mémoire traumatique

Pour les psychohistoriens, il ne s’agit pas d’écrire une autre histoire mais de l’éclairer d’une façon inédite. Marqués par la Shoah, les premiers psychohistoriens se sont demandé pourquoi des populations entières obéissaient à des dictateurs. Ils ont tenté de déterminer le profil des personnes qui acceptent les guerres et les génocides ; ils ont recherché les motivations profondes des actes violents, les modes psychiques (le fondateur états-unien de la psychohistoire Lloyd deMause parle de « modes psychogènes ») qui sont au fondement des dynamiques humaines destructrices. Dans cette recherche, ils ont refusé l’idée que les êtres humains seraient violents et mauvais par nature et ont formulé le postulat selon lequel les violences subies dans l’enfance, qu’il s’agisse de maltraitance ou de violence éducative ordinaire, ont des conséquences profondes et durables sur le destin des humains, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif.

Comme l’explique Marc-André Cotton, l’enfant est un être sensible et conscient ; tout ce qui le touche forme une empreinte. Le problème advient quand, d’une part, la violence provient de ceux dont il est dépendant, à savoir ses parents, ses éducateurs, censés lui offrir protection et sécurité, et quand, d’autre part, les émotions de l’enfant qui subit une violence n’ont pas pu être exprimées. Un processus de refoulement ou de répression des émotions s’installe, une mémoire traumatique se forme. En neurobiologie, on préfère parler d’un mécanisme neurophysiologique de « dissociation » qui est en fait un mécanisme de protection. La dissociation en question est celle de l’amygdale et de l’hippocampe[5]. Lorsqu’un enfant est agressé dans son environnement familial, de façon ponctuelle ou répétée, son corps réagit par une forte production de cortisol et d’adrénaline. Ces hormones étant à hautes doses nocives pour l’organisme, des endorphines sont massivement émises pour atténuer la souffrance générée par l’agression. Ce faisant, l’amygdale est déconnectée de l’hippocampe qui ne peut dès lors pas intégrer l’expérience traumatisante. Celle-ci est ainsi « piégée » dans l’amygdale, ce qui forme une mémoire traumatique à l’origine d’un circuit de peur conditionnée. Marc-André Cotton parle de cette dissociation comme d’un « plan B » ou « plan de survie » quand, par exemple, un enfant ne peut « traiter » une séparation précoce ou un rejet. Mais le traumatisme n’est pas pour autant oublié, il cherche une voie vers la conscience, une résolution qui ne peut advenir que par l’expression et la reconnaissance des émotions et de la souffrance. Malheureusement, les traumatismes sont assez peu reconnus comme tels et la légitimité des parents à user de méthodes éducatives répressives rarement remise en cause. Devenus adultes, les enfants qui ont subi une éducation violente auront tendance à reproduire compulsivement celle-ci. Ainsi, quand on a été soumis à la personnalité autoritaire de ses parents ou de ses éducateurs, on développe pour soi-même une personnalité autoritaire, dans certaines situations, et une personnalité soumise, dans d’autres situations. Par exemple, quand on devient parent ou quand on occupe un poste qui implique un certain pouvoir, chef d’équipe, employeur, ministre, président de la République, on se retrouve à exercer une autorité. Mais, en tant que, par exemple, employé, patient, parent d’élève, administré, citoyen, on se retrouve à subir une autorité...

Dans une société qui promeut globalement des méthodes d’éducation autoritaire, société dont les individus ont été conditionnés dès l’enfance à accepter un mode de rapports humains fondés sur l’autorité, il n’est pas étonnant de voir apparaître des personnalités politiques autoritaires.


Enfances de dictateurs

Ainsi raconter l’enfance d’un dirigeant est-il un travail essentiel du psychohistorien. L’enfance de tous les dictateurs, par exemple, comporte des éléments clés qui permettent d’expliquer comment l’enfant qu’ils ont tous été, personne sensible et aspirant à l’amour et à la reconnaissance de tous les aspects de son être par ses pourvoyeurs de soin et de protection, a pu devenir un adulte insensible et tyrannique. Il n’y a pas de fatalité transcendante et mystérieuse dans l’avènement des monstres de l’histoire humaine ; l’histoire des monstres est une histoire « naturelle », c’est-à-dire celle de la causalité physique destructrice de la violence éducative, qui produit et reproduit de la souffrance humaine (et plus globalement, de la souffrance vivante) bien plus sûrement que toute autre contingence historique. En effet, ce que peuvent avoir en commun Hitler, Pol Pot, Mao ou Khadafi, au-delà de leurs funestes actions, c’est une enfance très dure, parfois extrêmement douloureuse en raison d’une éducation très violente[6]. Bien sûr, tous les dirigeants n’ont pas eu une enfance de martyre, tel Saddam Hussein qui, enfant, a été torturé pendant plusieurs années, et tous les enfants violentés ne deviennent pas des tyrans. Toutefois, comme le montrent les psychobiographies - genre particulièrement apprécié des psychohistoriens - au fondement des personnalités autoritaires et belliqueuses des dirigeants, il y a des violences ; parfois, ce sont des violences exceptionnellement fortes, mais parfois, c’est une violence banale, appelée « éducation », et approuvée par la grande majorité des adultes qui l’ont eux-mêmes subie. C’est par exemple ce que montre Marc-André Cotton dans son essai Au nom du père où il décrit l’enfance douloureuse de Georges W. Bush et la présidence des États-Unis, faite de guerres et de tortures au nom de la lutte contre le terrorisme, qui en a découlé. Cette enfance douloureuse, Bush fils l’a partagée avec des millions de petits États-uniens dans un pays qui autorise encore aujourd’hui les éducateurs à battre les enfants dans les écoles de plusieurs États. Il n’est pas étonnant que la politique agressive de Georges W. Bush ait été approuvée par une grande partie des États-uniens ; après tout, ceux-ci s’étaient choisi le dirigeant qui répondait aux frustrations propres à leur « psychoclasse ».

Au cours de l’histoire humaine, les rapports entre adultes et enfants ont évolué en même temps qu’évoluait la représentation que les adultes avaient de l’enfance (l’histoire de l’enfance est un autre champ d’investigation privilégié de la psychohistoire). Ainsi, en deux millénaires, on a évolué d’un mode dit infanticide à un mode socialisant voire soutenant, en passant par divers types ou degrés d’investissement des parents auprès des enfants : abandonnant, ambivalent ou intrusif. Lloyd deMause[7] parle de « modes psychogènes » ou types psychologiques qui résultent d’un style particulier de traitement des enfants et qui génèrent des « psychoclasses », c’est-à-dire des groupes humains qui ont en commun un fonctionnement psychique donné produit par un mode éducatif donné. À chaque mode psychogène correspondent des violences banales et des violences exceptionnelles ; selon les lieux, ce qui était commun au 19e siècle, comme les bastonnades, est devenu rare de nos jours. Néanmoins et en dépit d’un réel progrès, beaucoup d’enfants sont encore agressés physiquement et psychiquement de façon ordinaire par leurs parents, même dans le mode dit socialisant, propre à notre époque, qui se caractérise par l’usage de la fessée, de la punition et de la manipulation. Leur sensibilité et leur conscience ne sont pas pleinement reconnues. Pour les adultes, les reconnaître impliquerait de reconnaître la sensibilité et la conscience des enfants qu’ils ont été, donc de remettre en cause la légitimité à les agresser de leurs propres parents. Toutes ces souffrances enracinées dans l’enfance empêchent les adultes d’être authentiquement en relation avec leurs enfants et de briser ainsi la causalité de la violence éducative.

Comme le suggère Marc-André Cotton, la psychohistoire nous apporte un éclairage précieux sur l’importance d’un accueil inconditionnel de l’enfant tant au plan individuel qu’au niveau sociétal donc sur la nécessité d’une politique de prévention des violences éducatives. Elle nous invite également à choisir autrement, c’est-à-dire à choisir vraiment, les personnes qui auront la responsabilité de nous gouverner. Plutôt que d’élire un candidat en fonction d’une communauté d’histoire traumatique (abstraite dans un programme ou des « idées » politiques), histoire qu’il aura tendance à reproduire dans son mandat, nous l’élirons pour des qualités de bienveillance et d’empathie qu’il aura développées soit dans une enfance douce et heureuse, soit dans un travail de conscientisation de ses souffrances d’enfant.

Daliborka Milovanovic


[2] Auteur notamment du site www.regardconscient.net (avec Sylvie Vermeulen) et de l’ouvrage publié aux éditions L’Instant Présent, Au nom du père. Les années Bush et l’héritage de la violence éducative (2014). Les points de vue de Marc-André Cotton rapportés ici sont tirés soit de ce dernier ouvrage, soit d’un entretien qu’il nous a accordé le 19 mars 2017.

[3] Dès les années 1970, les psychohistoriens sont sensibilisés à la psychologie humaniste développée par Carl Rogers.

[4] Formule que nous empruntons à Sylvie Vermeulen et Marc-André Cotton qui ont ainsi nommé leur site Internet.

[5] À ce sujet, lire l’article « L’art et la science d’être parent » dans le n° 60 de Grandir Autrement.

[6] À ce sujet, voir les travaux de référence d’Alice Miller, notamment C’est pour ton bien, Éditions Aubier (1984) et La Souffrance muette de l’enfant, Éditions Aubier (1993). Voir aussi L’Enfance des dictateurs de Véronique Chalmet, Éditions Prisma (2013).

[7] Foundations of psychohistory, Creative Roots Publishing, 1982. Livre disponible en ligne sur le site http://psychohistory.com/books/foundations-of-psychohistory/.