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Succès du colloque « Amour et châtiments » à Paris

par Marc-André Cotton


Résumé : De nombreux spécialistes de l’enfance, réunis par la FF2P à l’occasion de son colloque annuel, confirment l’importance des travaux d’Alice Miller dans la compréhension des origines de la violence humaine.


À l’initiative de son président, le Dr Michel Meignant, la Fédération française de psychothérapie et psychanalyse (FF2P) vient de consacrer son 24e colloque annuel aux conséquences de la violence éducative ordinaire, en hommage à Alice Miller décédée récemment. À l’issue de cette rencontre de deux jours, les quelque deux-cent-cinquante thérapeutes et spécialistes de l’enfance réunis dans les locaux du Musée social (7e arrondissement) ont tenté de comprendre pourquoi la France n’a pas encore suivi les recommandations du Conseil de l’Europe pour rejoindre les dix-neuf pays européens qui, à ce jour, ont aboli les châtiments corporels [1].

 

Une histoire douloureuse

La psychothérapeute Brigitte Oriol, qui fut l’assistante d’Alice Miller depuis 1999, rappelle tout d’abord qu’il ne s’agit pas de culpabiliser les parents mais bien de les inviter à se confronter avec la vérité de leur propre enfance. Malheureusement, l’injonction biblique de protéger père et mère sévit bien souvent jusque dans le cabinet de l’analyste. D’où l’intérêt de réentendre cette préoccupation de l’auteure de L’enfant sous terreur : « Quelques fois, je ne peux pas m’empêcher de me demander combien il faudra de cadavres d’enfants aux psychanalystes pour qu’ils acceptent de ne plus ignorer la souffrance de leurs patients dans leur enfance, et de ne plus s’efforcer de les en détourner à l’aide de la théorie des pulsions. » [2]

Pour Olivier Maurel, président de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire (OVEO), la violence éducative sécrète elle-même l’ignorance que la société manifeste à son égard. L’enfant interprète comme « normale » une relation qui le fait souffrir et s’y adapte en se persuadant que c’est lui qui est « mauvais ». Cet ancien agrégé de lettres rappelle que dans le Tartuffe de Molière, la discipline c’était encore le fouet et que, comme l’esclavage ou l’excision, la violence éducative se transmet par celles et ceux qui l’ont subie.

Revenant sur quelques points d’histoire, le Dr Jacqueline Cornet, présidente de l’association Ni claques, ni fessées, montre que le siècle des Lumières est paradoxalement très sombre sur le plan des punitions infligées aux enfants – tout comme les périodes où règne un pouvoir absolu. En France, il faut attendre 1991 pour que les châtiments corporels, restés d’usage courant dans les établissements scolaires, soient à nouveau fermement interdits. Seuls 13 % des parents interrogés lors d’un sondage SOFRES de 1997 déclarent ne jamais donner de coups à leurs enfants.

Dans ma propre intervention, je rappelle que c’est au XIXe siècle seulement que le philosophe danois Sören Kierkegaard s’interroge sur la souffrance d’Isaac, promis au sacrifice par son père Abraham, le fondateur des trois religions monothéistes. Il pose la question de savoir si Abraham est un meurtrier et fait dire à celui-ci : « Je suis un païen idolâtre. Crois-tu que j’obéisse à Dieu ? Non, je ne fais que suivre mon désir [de meurtre]. » [3] De son côté, dans une autobiographie datant de 1947, l’écrivain anglais George Orwell décrit vivement le sentiment de honte et l’insondable désarroi de subir la bastonnade pour avoir seulement mouillé son lit. C’est l’atmosphère oppressante de l’internat de son enfance qu’il mettra en scène dans 1984, son œuvre la plus achevée que l’on considère à tort comme un roman d’anticipation.

 

Des effets désastreux

Le psychothérapeute Thomas d’Ansembourg, formateur à la communication non-violente, introduit la table ronde de l’après-midi consacrée aux conséquences de la violence éducative. En instaurant des rapports de force entre adultes et enfants, souligne-t-il, nous installons dans l’esprit des plus jeunes un logiciel tragique qui va les programmer pour le reste de leur existence. Il leur sera difficile de sortir d’une culture du malheur qui mine la joie de vivre et sabote l’estime de soi. Nous perpétuons ainsi un modèle du monde qui produit des agressifs hyperactifs et des timides dépressifs cherchant un semblant de réconfort dans toutes sortes de compensations.

La psychothérapeute Françoise Charrasse, dont la pratique est inspirée par les recherches d’Alice Miller, rappelle que le cerveau de l’enfant est également vulnérable à tout jugement négatif, au manque d’accueil et de consolation qui relèvent aussi de la maltraitance. Sous l’effet des agressions parentales, toute sa physiologie se trouve perturbée au travers de processus biochimiques aujourd’hui bien étudiés. En grandissant, l’enfant développe une véritable cécité émotionnelle qui le coupe des autres et l’empêche d’éprouver de l’empathie. Ce handicap affecte par contagion l’ensemble de la société car la rage refoulée sous l’effet de pratiques éducatives abusives y trouvera de multiples exutoires, souvent au détriment des plus faibles.

Le Dr Cornélia Gauthier, psychosomaticienne et auteure de Sommes nous tous des abusés ?, déplore que la formation médicale n’accorde aucune attention aux symptômes de l’abus, pourtant si fréquents chez les personnes qui consultent. Les victimes vivent une honte et une culpabilité que n’expriment pas les abuseurs qui ont, eux, rejoint le camp des plus forts et se réfugient dans le déni. Contrairement à une idée fort répandue, la violence éducative ne calme donc pas les enfants, mais elle les bloque émotionnellement et programme en eux une attirance irrépressible pour les situations d’abus. De son côté, l’abuseur cherchera à déclencher chez ses victimes les expressions de souffrance qu’il a dû refouler en subissant lui-même des maltraitances et deviendra dépendant de ce mode de fonctionnement.

 

La violence a toujours une cause

La psychiatre et traumatologue Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, rappelle que l’organisme de l’enfant ne tolère aucune violence du fait d’une myélinisation incomplète de son système nerveux. Face à une situation de danger, l’adulte sain enclenche une réaction émotionnelle de survie grâce à une petite structure sous-corticale, appelée l’amygdale cérébrale, qui prépare l’organisme à fournir un effort exceptionnel pour faire face ou au contraire fuir la menace. Dans un second temps, l’événement sera traité par le cortex, mémorisé et rendu disponible pour être évoqué ou raconté, complétant ainsi son intégration dans l’expérience personnelle du sujet [4].

Pour l’enfant violenté, au contraire, ce processus d’intégration n’a pas lieu car le cortex est littéralement sidéré par l’intensité du stress auquel il est soumis. Le cerveau sécrète alors en urgence des drogues « dures » qui provoquent l’anesthésie et interrompent brutalement les connexions existant entre l’amygdale et le cortex. L’intensité émotionnelle reste bloquée dans l’amygdale, formant une mémoire traumatique inaccessible comparable à une bombe à retardement. Désormais, toute stimulation rappelant la violence initiale va déclencher le même stress émotionnel et le même risque vital sous la forme d’attaques de panique ou de réminiscences, sans que le cortex ne puisse jouer son rôle intégrateur.

Pour échapper à ces souffrances, les anciennes victimes de violences cherchent à éviter ou à maîtriser les situations pouvant potentiellement réactiver leur mémoire traumatique. Ces stratégies entraînent de nombreuses phobies et troubles chroniques du comportement qui, comme le déficit d’attention ou l’hyperactivité, sont préjudiciables à leur épanouissement social et professionnel. Malheureusement, ces conduites d’évitement sont rarement suffisantes, particulièrement lorsque surviennent des changements importants dans la vie, par exemple à l’adolescence ou à la naissance d’un enfant. La mémoire traumatique explose alors fréquemment sous forme de violences dirigées contres les autres ou contre soi-même.

 

Vers une nouvelle législation

La journée du samedi a été consacrée aux moyens qu’il est possible de mettre en œuvre pour lutter contre les violences éducatives ordinaires. La psychologue et psychothérapeute Isabelle Crespelle, co-fondatrice de l’Ecole d’analyse transactionnelle de Paris et vice-présidente de la FF2P, rappelle tout d’abord une phrase du sociologue Pierre Bourdieu : « Celui qui a encaissé de la violence déboursera un jour de la violence. » Sa pratique thérapeutique lui confirme en effet qu’un patient déplorant frapper ses enfants a toujours été lui-même battu au cours de son enfance. Elle propose fréquemment au parent maltraitant un « contrat de non-violence » par lequel il s’engage à ne plus lever la main sur eux et à le leur déclarer solennellement.

Cette approche contractuelle est également au cœur de l’action politique du Dr Edwige Antier, pédiatre et députée de Paris, qui vient de soumettre à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant l’abolition des châtiments corporels. À ses yeux, il ne fait aucun doute qu’en France la situation de l’enfance est catastrophique. Son initiative a cependant suscité un tollé et les médias ont orchestré une campagne de dénigrement. Une enquête de 2007 révèle pourtant une incohérence : alors que 87 % des parents français affirment avoir déjà donné une fessée, ils sont 85 % à déclarer que les enfants sont mal élevés [5]. Ces chiffres montrent bien l’inefficacité de la violence éducative et son effet paradoxal sur les enfants.

La représentante du Conseil de l’Europe Elda Morano va également dans ce sens. Cette organisation fondée en 1949 est la plus ancienne organisation paneuropéenne de droits de l’homme et milite en effet activement pour l’abolition des châtiments corporels des enfants sur le continent européen [6]. En 2007, plus d’un tiers des États membres avaient légiféré dans ce sens et huit autres s’étaient engagés à le faire. La fessée étant la plus emblématique des violences éducatives ordinaires, explique Elda Morano, c’est elle qui est particulièrement visée par les campagnes du Conseil de l’Europe afin de signifier un message clair à tous les peuples européens. À cela s’ajoute une volonté de prévention par la « parentalité positive » – une démarche originale qui prend aussi en compte les besoins des familles.

 

Dépasser les résistances

L’interdiction de la fessée suscite des réactions souvent hostiles de la part des adultes qui craignent de voir leur autorité remise en cause. On peut cependant leur répondre que lorsqu’un enfant est traité avec respect, la probabilité qu’il traite les autres de la même manière est évidemment plus élevée. Paradoxalement, ceux qui font valoir l’importance de la Loi dans l’éducation des enfants sont les premiers à dénoncer l’idée qu’une loi puisse poser des limites à l’arbitraire parental. Représentante de l’Initiative internationale pour la fin des châtiments corporels, lancée en 2001 à Genève, Catherine Hodder fait d’ailleurs remarquer que les abolitions ont généralement été prononcées avant que les opinions publiques n’y soient complètement favorables, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Pour terminer ce tour d’horizon consacré au volant juridique du problème, le professeur et criminologue Martine Herzog-Evans de l’université de Reims nous explique les particularités du droit français. Dans les textes, ce dernier prohibe en effet les châtiments corporels à l’article 222 du Code pénal, mais cette disposition n’est que rarement appliquée dans le contexte familial. Le droit de correction des parents est même le seul à reposer sur la coutume puisque la jurisprudence tolère les violences légères à caractère éducatif. C’est pourquoi la juriste se prononce en faveur de l’approche suédoise qui est aussi celle de la députée Edwige Antier : une loi civile qui s’insère dans le Code de la famille, comme l’est par exemple le droit de visite des grands-parents. L’article prohibant la violence éducative pourrait être lu lors des cérémonies de mariage pour sensibiliser les jeunes couples à leurs obligations envers leurs futurs enfants.

 

Des alternatives à la violence éducative

La dernière partie de ce colloque nous propose de répondre à la question de savoir comment éduquer sans violence. Formatrice à la Communication non-violente (CNV), la psychologue Michelle Guez confie être habitée par cette préoccupation depuis très longtemps. Elle estime indispensable de privilégier la confiance et la qualité de la relation avec l’enfant dès son plus jeune âge. Ce dernier pourra dès lors s’épanouir et développer ses talents spécifiques dans un climat relationnel sécurisant qui favorise l’estime de soi. Rappelant que la violence est l’expression tragique de besoins non reconnus et non satisfaits, Michelle Guez propose l’approche de la CNV comme un art de vivre qui embellit le quotidien de chacun.

En tant que consultante familiale, Catherine Dumontheil-Kremer insiste sur l’importance du lien entre parents et enfants. Les adultes qui dénoncent un manque de limites dans l’éducation, suggère-t-elle, expriment souvent peu d’intérêt pour le vécu de l’enfant ou de l’adolescent. Le forum Internet qu’elle anime a aidé de nombreux parents à dépasser leur culpabilité pour commencer à mettre en œuvre une parentalité positive [7], confirmant ainsi leur capacité à éprouver de la bienveillance à l’égard de leurs enfants. Pour y parvenir, Catherine Dumontheil-Kremer les invite constamment à se centrer sur la relation à l’enfant plutôt que sur son contrôle.

Christine Schuhl est éducatrice de la petite enfance et formée à la pédagogie Montessori. Pour elle, il y a urgence à reconsidérer le quotidien des enfants, systématiquement perturbé par les habitudes, la routine et les exigences des adultes. Certains gestes, paroles ou attitudes placent les plus jeunes dans une réelle insécurité affective et ces « douces violences » sont comme banalisées. L’enfant est alors « arrosé » de jugements qu’il n’est pas en mesure de remettre en cause. Bien que la volonté de s’interroger sur l’espace accordé à l’expression de l’enfant existe aujourd’hui, ces conditionnements restent difficiles à modifier parce qu’ils dépendent directement de l’histoire de chacun. En dernière analyse, c’est bien sur nos propres souffrances d’enfant qu’il convient de nous pencher résolument si l’on veut initier un changement véritable.

Le très beau documentaire Amour et châtiments, réalisé par Michel Meignant et Mario Viana, vient clore une rencontre riche en émotions et en partages. Que chacun en soit ici profondément remercié.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 11.2010 / www.regardconscient.net

Notes :

[1]Il s’agit de l’Allemagne, l’Autriche, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, le Danemark, la Finlande, la Hongrie, l’Islande, la Lettonie, la Moldavie, la Norvège, les Pays-Bas, la Roumanie, la Suède, l’Ukraine et récemment la Grèce, l’Espagne et le Portugal. Annexe 1 du Rapport du Conseil de l’Europe de mars 2009, à télécharger sur http://www.coe.int/t/dg3/children/violence/CPAppendices_fr.asp.

[2]Alice Miller, L’Enfant sous terreur, Aubier, 1986, p. 244.

[3]Sören Kierkegaard, Fear and Trembling (1843), translation Walter Lowrie, Doubleday,1954, p. 27.

[4]Lire Muriel Salmona, Mécanismes des violences : quelles origines ? http://www.diploweb.com/Mecanismes-des-violences-quelles.html.

[5]Etude 2007 réalisée en France par l’Union des Familles en Europe, citée par Edwige Antier dans l’Exposé des motifs de la proposition de loi No 2244 du 22 janvier 2010.

[6]En 2007, le Conseil de l’Europe a édité en plusieurs langues une brochure intitulée Abolition des châtiments corporels des enfants : Questions et réponses, disponible sur le site http://book.coe.int.

[7]Il s’agit du groupe Parents conscients, accessible sur http://fr.groups.yahoo.com/group/Parents_conscients/.