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Le conseil de classe : une mise en scène dramatique

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 22 (octobre 2005)


Résumé : Parce qu’ils refusent de s’ouvrir à leur réalité d’êtres conscients, les enseignants reproduisent sur leurs élèves les violences psychologiques qu’ils ont subies de leurs éducateurs et participent ainsi activement à la distribution des rôles sociaux.

 

D’après les textes officiels, les enseignants se réunissent en conseil de classe pour examiner les questions pédagogiques qui touchent au fonctionnement de la classe et formuler un préavis d’orientation concernant les « élèves en échec » (1). Derrière un voile d’humanisme, ce décret dissimule les mécanismes par lesquels l’institution scolaire assure la reproduction de la hiérarchie sociale au mépris du vécu de l’enfant. Dans cette perspective occultée, le conseil de classe apparaît comme un lieu de pouvoir où les enseignants mettent en scène les conséquences du refoulement de leurs propres souffrances, en utilisant leurs élèves comme supports. C’est là l’origine de l’angoisse que suscite cette instance auprès des jeunes qui y sont confrontés : ils ne seront jamais entendus.

 

Cadre ritualisé

Le déroulement d’un conseil de classe est établi selon des règles précises, quoique variant légèrement d’un établissement scolaire à un autre (2). Ces dispositions solennelles évoquent celles d’une représentation théâtrale dans laquelle les rôles sont formellement distribués: le président rappelle la procédure réglementaire puis distribue la parole, le maître de classe présente les « cas à discuter », les enseignants interviennent alors en levant la main. S’ils sont autorisés à siéger, les délégués des élèves s’expriment avec déférence et prennent note des commentaires à transmettre. Lors des conseils de fin d’année, les délibérations se tiennent à huis clos et les décisions sont votées à bulletins secrets. Ce dispositif confère à l’événement un caractère immuable et sacré.

Ce cadre ritualisé n’autorise pas les jeunes « en échec » à exister hors du rôle qu’on leur fait jouer dans la mise en scène. En effet, comme l’institution scolaire décide souverainement des critères de « la réussite », les enseignants se servent des élèves qui dérogent à ces prescriptions pour justifier les normes qu’ils imposent à tous les autres. Ils sélectionnent donc chez ces élèves des caractéristiques qui correspondent à l’image fantasmatique qu’ils se font de « l’échec », grossissant les éléments nécessaires à la construction de leurs projections et ignorant ceux qui y font obstacle. Le vécu de l’adolescent est complètement déformé - et donc nié - par ce regard projectif.

Prenons la phrase suivante, souvent entendue en conseil de classe : « Cet élève ne mérite pas qu’on lui accorde une dérogation parce qu’il nous a menés par le bout du nez pendant toute l’année. » (3) Le mérite qu’on refuse ici n’est pas une marque de reconnaissance, mais l’hypothétique compensation des souffrances occasionnées par les blâmes que l’élève subit quand sa conduite n’est pas conforme aux attentes de ses professeurs. En contrepartie, ces derniers peuvent se prévaloir des « exigences scolaires » qu’ils valorisent pour faire porter à l’élève la responsabilité d’un « échec » qu’eux-mêmes ont défini comme tel.

 

Déni de conscience

De fait, bien qu’ils croient détenir la maîtrise de ce jeu relationnel douloureux, les enseignants remettent en scène les dénis que leur infligèrent leurs propres éducateurs et gèrent dans le présent les souffrances qui en découlèrent. Ils innocentent ceux qui, par le passé, ont réellement manipulé l’expression de leur conscience en déplaçant aujourd’hui l’intention manipulatoire sur les jeunes dont ils ont la charge : « Cet élève nous a menés par le bout du nez. » La sensation de manipulation que vivent les enseignants face au comportement de leurs élèves et la vague culpabilité qu’ils ressentent immanquablement à évaluer et à sélectionner des êtres humains trouvent dans ce transfert un exutoire qui ne remet pas en cause leur pouvoir, ni celui de leurs mentors.

Cette fonction d’exutoire attribuée au rôle de « l’élève en échec » ne laisse aucune place à la reconnaissance de l’histoire personnelle de l’enfant, de son engagement inlassable pour faire entendre les manifestations de sa conscience ou de la souffrance qu’il endure face au déni des adultes. En conseil de classe, les enseignants diront plutôt : « Cet élève ne fait pas d’efforts pour réussir et se montre insouciant. Il n’a pas d’excuse pour sa paresse. » Dans l’esprit de l’éducateur, la condition naturelle de l’enfant est « l’insouciance » et « la paresse » - des qualificatifs qui légitiment le traitement qu’il lui fait subir pour « l’élever » vers lui, c'est-à-dire pour le soumettre à sa représentation du monde.

Parfois, sous couvert d’une préoccupation « sincère » pour l’avenir d’un élève, un enseignant résume par une métaphore le rôle de « bon à rien » endossé par ce dernier : « S’il continue ainsi, j’ai peur que cet élève ne finisse sous les ponts. » Par cette menace d’exclusion sociale, il tente de réactiver chez le jeune la terreur de l’abandon relationnel vécu dans la relation parentale et se conforte dans sa fonction éducative, puisque la structuration des apprentissages maintient le refoulement de cette détresse par la promesse d’un statut professionnel convoité.

L’ensemble de ces projections conditionne la remise en scène des violences psychologiques vécues dans l’enfance, que l’adulte refoule ainsi continuellement pour faire obstacle au processus naturel qui le libérerait de son aveuglement. En voici un exemple : « Ce dont cet élève a besoin, c’est d’un bon coup de pied aux fesses, qui agisse comme un électrochoc. Il est encore très immature. » La posture de l’enseignant est cette fois clairement celle du parent répressif. Celui-là se valorise en dépréciant l’élève et se légitime de reproduire ainsi les humiliations qu’il a lui-même subies, en les affublant de vertus qu’il croit « thérapeutiques ». Cet état d’esprit constitue le socle des violences légitimées dans le cadre de l’institution scolaire.

L’idée de pouvoir humilier et sermonner « l’élève en échec » rassure les enseignants ainsi confortés dans leurs croyances. C’est la raison pour laquelle les dérogations accordées en conseil de classe sont toujours assorties d’une sévère mise en garde, qui fonctionne comme un rappel de l’autodiscipline que s’impose l’enfant face à la violence parentale. L’insensibilisation des adultes à l’égard du vécu de l’enfant devient le moteur du refoulement de leur propre vécu et manifeste leur terreur à accueillir cette vérité. Les enseignants se ferment ainsi au ressenti de leurs élèves, pour ne pas risquer de laisser monter en eux leurs souffrances refoulées et s’ouvrir à l’éventualité de prendre conscience de leurs causes réelles, ce qui menacerait les structures qu’ils édifient pour s’en tenir à distance.

 

Fidélité au père

Ces schémas de reproduction de la violence sont indissociables de la soumission que le corps enseignant voue aux exigences de la hiérarchie patriarcale qui lui confère son statut. C’est pourquoi, confrontés à un « échec scolaire » qui remet en cause leurs idéaux affichés, les professeurs réaffirment solidairement la pertinence de leurs critères d’éducation en lançant par exemple : « Il ne faut surtout pas baisser nos exigences. » En déplaçant ainsi sur leurs élèves l’intransigeance de leurs propres parents et éducateurs au nom de « l’égalité des chances », ils s’enferment dans l’innocence coupable qu’ils ont jadis reprochée à leurs maîtres et verrouillent toute possibilité de mise à jour de l’ensemble.

Les élèves expriment cela à leur manière : « C’est jamais la faute des profs ! » Ils sentent bien que leurs résultats scolaires sont indissociables du regard projectif que leurs enseignants portent sur eux, mais ne peuvent démonter seuls les mécanismes par lesquels ils sont manipulés. De leur côté, les enseignants se prévalent d’une fonction pour appliquer le règlement scolaire et éviter de se poser les questions qui dérangeraient l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de la société. La relative tranquillité qu’ils retirent de ce manque de perspective découle en fait des compensations que procure la conformité aux exigences du pouvoir, mais se paie de nombreux maux conséquents de cet aveuglement.

Si les enseignants sont rarement capables d’une réflexion sur leur propre rôle dans l’édifice social et sur l’édifice lui-même, c’est qu’une telle autonomie de pensée les confronterait inévitablement à la figure paternelle. Au sein du corps enseignant et particulièrement en conseil de classe, l’expression d’une remise en cause est donc perçue comme une menace. Elle réactive une impuissance vécue dans l’enfance face à la violence subie, qui n’est plus justifiable chez l’adulte dont le positionnement naturel devrait être clairement du côté de l’enfant.

 

Remise en cause salutaire

En refusant d’accueillir leurs souffrances et en les projetant sur leurs élèves à la manière de leurs éducateurs, les enseignants entérinent la distribution des rôles sociaux qui manifestent, sur le plan collectif, les conséquences des traumatismes non résolus. Ils acceptent l’intrusion des milieux économiques dans l’élaboration de leurs programmes et consentent à « trier » leurs élèves en fonction de la capacité de ceux-ci à se conformer aux exigences de refoulement dictées par leur futur emploi : « Cet élève est mal orienté, il n’a pas un profil gymnasial. » À leur corps défendant, ils participent activement à la pérennité des inégalités sociales et à la transmission de l’idéologie dominante.

Ainsi en va-t-il de la référence constante à la valeur du « travail » dans la réussite scolaire. En conseil de classe, cette rengaine finit même par agacer les enseignants qui la rabâchent depuis des années, sans en tirer de leçon : « Cela fait vingt ans que j’entends des élèves dire qu’ils vont se mettre à travailler. » Abandonnés à la réduction des adultes, les jeunes manifestent l’impuissance de leurs éducateurs à accueillir une remise en cause salutaire et à s’engager dans un travail sur leur propre histoire. Et si un élève – ou son porte-parole – fait état de difficultés familiales ou personnelles, les enseignants prennent souvent cette ouverture pour une dérobade ou renvoient celui-ci à d’hypothétiques capacités de « résilience ».

Depuis la création de l’école laïque et républicaine, l’humanisme dominant fait croire aux valeurs du développement harmonieux de l’enfant et du jeune adulte, au respect de ses rythmes ou à l’égalité des chances. Mais lorsqu’on pose, dès la maternelle, un regard égalitaire sur des enfants tous traumatisés, niant ainsi leur histoire familiale et communautaire, on ne peut que reproduire la hiérarchie sociale et les inégalités qui en découlent. Ces mécanismes de reproduction perdureront tant que les enseignants refuseront d’accueillir l’expression de la conscience des enfants qu’ils ont la prétention d’instruire.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 09.2005 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Bien qu’ils se distinguent quelque peu dans leurs modalités, les règlements des établissements scolaires consultés assignent au Conseil de classe la même fonction. Lire notamment, art. 39 du Règlement du Cycle d’Orientation du Canton de Genève (http://www.geneve.ch/legislation/rsg/f/s/rsg_C1_10p27.html) ou encore, art. 33 du Décret No 85-924 du 30 août 1985 relatif aux établissements publics locaux d’enseignement, modifié par l’article 25 du décret No 90-978 du 31 octobre 1990 (http://www.ac-nancy-metz.fr/VieScolaire/Textes_circ/EPLE.htm).

(2) Mon expérience est celle de l’école genevoise post-obligatoire, correspondant au lycée français.

(3) Les citations utilisées dans cet article sont un condensé de remarques fréquemment entendues en conseil de classe, sur une période d’une vingtaine d’années.