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Humiliations bourgeoises

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 20 (avril 2005)


Résumé : Le sadisme rituel que l’élite victorienne imposait à ses enfants fut un modèle pour la petite bourgeoisie anglaise et l’origine de perversions caractéristiques, méconnues dans les classes populaires.


Tout au long du XIXe siècle et aujourd’hui encore, la bourgeoisie anglaise a justifié les bastonnades qu’elle infligeait à ses enfants par les Proverbes que l’Ancien Testament prête au roi Salomon, dont l’effroyable « Qui épargne la baguette hait son fils, qui l’aime prodigue la correction. » (Pr 13 24) Investis de l’autorité paternelle, les établissements scolaires privés que fréquentaient les élèves des familles aisées, dénommés improprement public schools, s’abreuvaient à la même source : « La folie est ancrée au cœur du jeune homme, le fouet de l’instruction l’en délivre. » (Pr 22 15) D’innombrables œuvres littéraires, correspondances et autobiographies confirment que ces éducateurs avaient systématiquement recours au rituel traditionnel de la verge ou du bâton « in the old-fashioned style » pour terroriser leurs élèves.


Flagellomanie

Ces séances de flagellation, souvent publiques, avaient pour objectif avoué de casser la volonté des enfants et révélaient le sadisme méthodiquement cultivé de leurs instigateurs. Maintenu par deux de ses camarades, le « coupable » désigné par le proviseur devait s’avancer jusqu’au chevalet prévu à cet effet, baisser son pantalon et s’agenouiller pour subir le châtiment. Un ancien pensionnaire du St George College une école préparatoire où le jeune Winston Churchill fut également envoyé décrit ce que les élèves nommaient alors « l’exécution » : « Le maître maniait la trique de toutes ses forces et il suffisait de deux ou trois coups pour que le sang commence à couler. Il en administrait 15 ou 20, jusqu’à ce que le derrière du pauvre garçon soit une masse de sang. » (1)

Calquées sur le modèle du prestigieux Eton College véritable sanctuaire de la flagellomanie anglaise où l’usage de la canne était encore signalé dans les années 1970 (2) , des scènes similaires se multiplièrent dans les nombreux établissements scolaires fondés à l’époque victorienne (illustration ci-contre). Sous l’impulsion de ses élites, le pays fut bientôt saisi d’une obsession compulsive pour ce genre de rituels, d’autant plus sournoise qu’elle était honteuse. Rares furent les hommes qui pouvaient en effet reconnaître que ces tortures infligées dans l’enfance avaient perverti leur épanouissement émotionnel et sexuel, et qu’elles étaient à l’origine d’un embarrassant « penchant pour le fouet » (3).

 

Viol ritualisé

Qu’elle fut infligée pour une conduite jugée impertinente, un juron, une cigarette fumée en cachette ou un pipi au lit, la séance de flagellation rituelle visait à humilier l’enfant par le viol public de ses parties intimes, ruinant ainsi sa vie relationnelle.

(Flagellomanie à Eton, illustration extraite de The English Vice, Ian Gibson, 1977, p. 181)


Bastonnades judiciaires

Dans les pages des journaux destinés à la petite bourgeoisie victorienne, les rédacteurs étalèrent une correspondance dans laquelle les préoccupations disciplinaires des parents côtoyaient des amateurs anonymes à la recherche de sensations érotiques, associées aux châtiments corporels, tandis que la demande de matériel pornographique flagellant et la prostitution du même style progressaient. Dans les colonies et tout particulièrement aux Indes, les autorités militaires britanniques laissèrent libre cours à leur flagellomanie dans la répression des populations autochtones mises en servitude.

Dès 1847, les députés du Parlement également rompus par la discipline des public schools autorisèrent la justice à faire donner la verge aux délinquants de moins de quatorze ans pour des infractions mineures, sous le prétexte qu’une punition « considérée comme salutaire pour le fils d’un gentleman [le serait d’autant plus] pour celui d’un homme pauvre » (4). Entre 1900 et 1911, les magistrats britanniques infligèrent encore près de trente-cinq mille bastonnades déculottées à de jeunes contrevenants, parfois pour un simple chapardage, et il fallut attendre 1967 pour que le supplice du fouet disparaisse du règlement des prisons (5).

 

Humilier pour dominer

L’extrême souffrance physique qu’impliquent de telles tortures ne suffit pas à justifier l’attachement des élites anglaises à ce châtiment, qu’ils préférèrent par exemple à la peine de mort pour les attentats dirigés contre la Reine (6). Comme pour l’enfant soumis par la violence éducative de ses maîtres, c’est lhumiliation du condamné fouetté publiquement à l’endroit de ses parties intimes qui devait en garantir le caractère exemplaire, ce que confirme le correspondant d’un hebdomadaire de l’époque : « La bastonnade traditionnelle est redoutée, non pas tant pour la douleur que pour le sentiment de honte et d’humiliation qu’elle manque rarement de provoquer chez le coupable. » (Town Talk, 4.7.1885)

Cette honte de soi-même, intériorisée sous la terreur et interdite d’expression, oblige l’enfant à s’identifier désespérément aux valeurs artificielles de l’aristocratie et de la bourgeoisie. Elle explique notamment le mépris des élites pour les classes populaires, sur lesquelles celles-ci projettent les humiliations de leur propre enfance. Le refoulement de telles souffrances structure l’ordre social en fonction des rejouements de la classe dominante qui, s’étant endurcie sous la férule de ses éducateurs, exige du peuple qu’il s’y soumette à son tour.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton 04.2005 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Roger Fry, cité par Virginia Woolf in Roger Fry: A Biography, Hogarth Press, 1940, p. 32.

(2) Ian Gibson, The English Vice, Beating, Sex and Shame in Victorian England and After, Duckworth, 1978, p. 143. Un grand nombre de mots anglais désignent la bastonnade et témoignent de cette obsession : flogging, swishing, beating, whipping, birching, smacking, caning, castigation, kicking, licking, thrasing, lashing, …

(3) Ronald Persall, The Worm in the Bud: The World of Victorian Sexuality, Hodder and Stoughton, 1972, p. 412. Pour de nombreux témoignages sur cette question, consulter http://www.nospank.net, notamment How School Paddling Can Derail Sexual Development in Children (http://nospank.net/martin.htm) ou Fatherly Love (http://nospank.net/dwayne.htm).

(4) Visiting Justice E. J. Turner, cité par Ian Gibson, op. cit. p. 152.

(5) Ian Gibson, op. cit. pp. 152 et 167.

(6) Selon le Treason Act de 1842.