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Le droit et le non-droit

par Bernard Giossi

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 14 (février 2004)


Résumé : Le Pouvoir, pour conserver son emprise, doit considérer les manifestations de la souffrance humaine comme une maladie, les condamner comme une faute et les sanctionner.

 

Dans son travail d’éclairage de l’histoire de la psychiatrie, le Dr. Jacques de Person (1) soulève, entre autres, deux questions qui me semblent fondamentales : d’une part le rapport entre le symptôme, la faute et sa sanction, d’autre part l’exclusion de la Justice des pratiques de la psychiatrie.

 

Le droit c’est moi

Entièrement pris dans sa folle compulsion à dominer le monde, Napoléon Bonaparte se fit sacrer monarque de droit divin et s’attacha à formuler un cadre légal à sa représentation personnelle du Pouvoir. Il rédigea les cinq codes – véritables Tables de la Loi qui exposaient le Bien et le Mal (2) – et les imposa sans résistance à tous ses sujets puisque étant l’émanation d’une volonté sociale. Les juges ne jugèrent dès lors plus « en leurs âme et conscience », mais se contentèrent de chercher et de nommer les articles légaux enfreints et le prix à payer. L’humain et son histoire étaient officiellement exclus du décorum judiciaire et remplacés par une gestion administrative des fautes et des sanctions.

Napoléon avait fait ces lois à la démesure de son vécu d’enfant, afin de s’assurer le pouvoir de le rejouer en tant qu’adulte possédant une nation. Celle-ci était ainsi mise au service de la problématique de cet homme, si grand en prétention et si réduit en humanité qu’il posa à l’excès les bases nécessaires aux futurs dirigeants du pays. Cependant, il évita de réglementer juridiquement tout un pan des interactions sociales, ce qui lui permit de faire arrêter et interner (parfois assassiner) sans jugement qui il voulait. Désormais, « la faute se situe avant l’action et avant la pensée » (3). C’est sur cette base que fut fondée l’institution psychiatrique. Et c’est de la prétention impériale qu’elle fut nourrie par les Républicains qui la développèrent, se légitimant d’user de la souffrance des hommes comme objet d’expérimentation sans rendre des comptes à la Justice, ni de ses actes ni des vraies motivations de ceux-ci.

 

État de non-droit

La facilité avec laquelle le pouvoir impérial puis républicain a maintenu et étendu l’usage de l’internement administratif montre que celui-ci, sous une autre forme, était déjà une habitude. Sous l’ancien régime, les pères de famille ou les notables pouvaient demander l’enfermement d’un membre de la famille ou de la communauté s’ils le jugeaient préjudiciable pour l’équilibre du groupe, c’est-à-dire, en fin d’analyse, pour leur pouvoir. Le lieutenant de police se chargeait alors de les débarrasser du « gêneur ». La lettre de cachet royale, support historique des Révolutionnaires, était donc d’usage à l’échelle de la famille et de la communauté... La société des maîtres et des pères était donc d’accord avec l’idée qu’il fallait pouvoir éliminer discrètement et sans justification ceux qui dérangeaient leur légitimité divine à dominer. La royauté, la république, l’empire et enfin la démocratie sont fondés sur une base relationnelle commune jamais remise en cause: celle de la famille. La famille manifeste dans son intimité ce qui se rejoue sur la scène sociale: la prétention de se croire un état de droit tout en dissimulant en son sein l’état de non-droit que les parents imposent à l’enfance.

 

Police de la pensée

La psychiatrie est imposée par une raison d’état et est chargée d’un service d’ordre des comportements psychiques qui, avant la Révolution française, était assuré par la religion et la morale chrétienne. En ce sens, elle répond à une demande implicite des figures paternelles. Mais les prises de conscience des nouvelles générations remettent en cause cette autorité et les moyens institutionnalisés pour la faire respecter; c’est pourquoi l’étendue grandissante de son exercice et de ses pouvoirs quasi discrétionnaires manifeste aujourd’hui la panique du Pouvoir confronté à la volonté de la population de se libérer de ses souffrances et des êtres humains de se reconnecter avec leur processus naturel de libération de la conscience. L’internement administratif étant soumis à l’ordre préfectoral, le rôle assigné à la psychiatrie est dès lors évident: interdire toute remise en cause du Pouvoir. La mise à jour des liens entre les comportements des parents et leurs conséquences sur les enfants sera empêchée par l’administration de psychotropes aux enfants indociles (Ritalin®), aux adolescents et aux adultes désespérés (quand ce ne sont pas des électrochocs ou l’internement). Derrière une soi-disante écoute, l’être souffrant est observé, jugé et condamné par le traitement, selon des dogmes coupés de la réalité humaine.

 

Maîtres et valets irresponsables

Lorsque les maîtres trahissent la communauté humaine en voulant conserver le Pouvoir, ils délèguent les basses œuvres à ceux qui prétendent à sa reconnaissance et qui, pour cela, sont prêts à le servir. Par le passé, lorsque le pouvoir religieux craignit de perdre son emprise sur les esprits, il institua la Sainte Inquisition. Son office n’était pas la recherche de la vérité mais le lieu de vulnérabilité où porter sa condamnation, afin de réduire l’élan de libération par l’exemple. La psychiatrie et ses pratiques tortueuses est l’héritière humanisée de cette forme de répression: isoler, interroger, diviser, sélectionner, cataloguer et réduire à l’impuissance toute remise en cause.

La recherche de Benoît Massin sur l’euthanasie psychiatrique pendant le IIIe Reich (4) montre les terribles conséquences de la collusion entre la biologie, la chimie, la psychiatrie et le pouvoir politico-militaire, celui-ci incitant celles-là à agir dans le sens de leur complet mépris de l’humain. Mais ce qui s’est passé à cette époque était le reflet insupportable de mentalités et d’expérimentations scientifiques en usage dans tous les pays. Ce déni de la sensibilité du vivant et de la conscience humaine est aujourd’hui encore ce qui légitime les représentants du pouvoir et ses agents à soumettre les corps et les esprits à leur volonté terrifiée de rester ignorants de ce qu’est la vie et innocents des conséquences de leur refoulement.

Bernard Giossi

© B. Giossi – 02.2004 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Dr. Jacques de Person, Entre justice divine et médecine d’Etat : l’invention de la psychiatrie, http://jdeperson.free.fr/page%20web%2010.htm.

(2) En bon catholique, Napoléon avait appris par coeur, à coup de baguette, le catéchisme officiel et l’histoire de Moïse et des Tables de la Loi. Il sut utiliser et appliquer ce traditionnel schéma de domination.

(3) Dr. de Person, op. cit.

(4) Benoît Massin, L’Euthanasie psychiatrique sous le IIIe Reich : la question de l’eugénisme, L’Information psychiatrique, vol. 72-718, n°8, octobre 1996.