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Sacrifiés au nom du père

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 11 (août 2003)


Résumé : L’inspiration religieuse qui justifie de passer à l’acte sur l’enfant prend sa source dans la terreur infligée par le père. À travers la hiérarchie sociale, cette dernière acquiert une dimension politique.

 

« C’est un enfant incorrigible. Il a fait toutes les bêtises. Il a besoin de la discipline chrétienne de cette école » explique cette grand-mère à la police. Début juin 2003, son petit-fils s’est enfui de la Bethel Boys Academy, une institution religieuse du Mississippi où sa famille souhaite le voir retourner. Depuis plusieurs mois déjà, l’établissement géré par l’Église baptiste de Bethel est l’objet d’une enquête parce que les pensionnaires y sont battus régulièrement au nom de Dieu. En 1988 déjà, un juge avait établi que les enfants étaient soumis à des « voies de faits, négligences médicales et privations de liberté équivalant à un emprisonnement » et ordonné la fermeture de l’école qui rouvrit quelques années plus tard sous un autre nom (1).

 

Tortures

Ce printemps, un pasteur évangéliste d’une paroisse d’Atlanta (Géorgie), la House of Prayer, était poursuivi avec deux coreligionnaires pour avoir frappé leurs enfants avec une ceinture. L’homme de foi prêchait un évangile de sacrifice et supervisait les châtiments donnés dans l’Église. À ces occasions, des fidèles tenaient leurs enfants suspendus par les bras et les fouettaient avec une ceinture ou une verge. Les services sociaux avaient été alertés par les marques laissées par ces tortures sur le corps des enfants (2).

En novembre dernier, en Alberta (Canada), une ancienne nonne catholique romaine était condamnée à huit mois de prison pour avoir régulièrement battu les enfants dont elle avait la garde, avec l’approbation de leurs parents. Lors du procès, elle expliqua recevoir des messages du Tout Puissant lui enjoignant d’obéir aux Écritures et de corriger les enfants pour sauver leur âme de l’enfer. Pour avoir fait pipi au lit ou avoir ri pendant la prière par exemple, ces derniers recevaient plus d’une douzaine de coups de bâton (3).

 

Hiérarchie de pouvoir

Ces drames médiatisés sont loin d’être des cas isolés. Dans l’intimité des familles chrétiennes et dans nombre d’institutions, des millions d’éducateurs reproduisent sur les enfants les châtiments qu’ils ont eux-mêmes subis, en se référant plus ou moins explicitement à la Bible. Pour s’innocenter de leurs passages à l’acte*, parents et éducateurs se tournent vers les théologiens de la punition divine : prédicateurs, télévangélistes et parfois psychologues.

*Passage à l’acte
C’est le comportement par lequel une personne remet en scène sa souffrance refoulée sur un bouc émissaire, généralement un enfant. Lors du passage à l’acte, l’ancienne victime se transforme en bourreau puisqu’elle fait subir à l’enfant le traumatisme initial, qu’elle n’a pas mis à jour ni résolu.

Focus on the Family (FOF) est l’une des organisations évangéliques les plus puissantes d’Amérique du Nord. Son budget annuel de plus de cent vingt millions de dollars lui permet de produire chaque jour des dizaines de programmes radio, de publier onze magazines et une collection très populaire de livres, films et vidéos consacrés à l’éducation chrétienne. Son fondateur, le Dr James C. Dobson, est un psychologue et actuellement l’une des figures proéminentes de la droite religieuse américaine (lire ci-dessous).

James Dobson est un ardent défenseur des châtiments corporels. Dans un livre publié en 1971 et vendu à plusieurs millions d’exemplaires, il explique que « la fessée est une mesure disciplinaire douloureuse qui doit laisser une empreinte vive » et que si elle se révèle inefficace, c’est parce qu’elle a peut-être été « trop modérée » (4). Il décrit la famille comme une « hiérarchie de pouvoir » et l’enfant comme un ennemi qu’il faut vaincre à tout prix. « Peut-être cette tendance [de l’enfant] à l’entêtement est-elle l’essence du "péché originel", estime encore l’auteur. C’est pour cela que j’insiste tellement sur l’importance d’une réponse drastique à toute attitude de défiance obstinée chez l’enfant. » (5)

 

Messianisme paternel

FOF s’oppose systématiquement aux études démontrant la nocivité des châtiments corporels. L’organisation défend notamment son point de vue dans un bulletin hebdomadaire - The Pastor’s Weekly Briefing - destiné à des milliers de prédicateurs qui, à leur tour, répercutent ces conseils éducatifs dans leurs sermons du dimanche. Ce messianisme, Dobson le tient directement de son père, le pasteur évangéliste James Dobson Sr., auquel FOF a dédié une statue de bronze à l’occasion du 25ème anniversaire de sa fondation. À la mort de ce dernier, le Dr Dobson aurait entendu le Seigneur l’enjoindre de poursuivre son ministère. « Ton inspiration découlera de ses valeurs, de ses dévouements et de son cheminement avec Moi » aurait affirmé Dieu au psychologue (6).

Plus tard, comme Dobson l’interrogeait plus précisément sur les concepts qu’il devait communiquer, le Seigneur aurait ajouté : « Si l’Amérique veut survivre aux dangers incroyables auxquels elle fait face aujourd’hui, ce sera parce que des maris et des pères placeront à nouveau leur famille au sommet de leurs priorités, réservant une part de leur temps et de leur énergie à réaffirmer leur autorité à la maison. »

Ainsi, les injonctions brutales du père Dobson, intériorisées par le fils sous la terreur, prirent une dimension messianique dans l’esprit du jeune homme. Désormais, il allait pouvoir invoquer l’inspiration divine là où s’exprime seulement sa fidélité névrotique à la violence paternelle. Et faire passer le message au monde entier. 

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 07.2003 / www.regardconscient.net


Frère Bush

L’actuel président américain est un fervent lecteur de la Bible et affiche publiquement sa foi de chrétien du renouveau. Il connaît bien le Dr Dobson pour avoir participé, avec sa femme Laura, à de nombreux programmes de Focus on the Family sur l’éducation chrétienne. Leur convergence de vues dépasse cependant le contexte familial et la manière de discipliner les enfants. FOF consacre en effet près de 4 % de son budget annuel - soit plus de 4 millions de dollars - à des projets de politique publique et des actions de lobbying auprès des élus. Le Dr Dobson a lui-même conseillé tous les gouvernements américains sur les questions familiales, depuis plus de vingt ans.

En janvier dernier, au lendemain du discours du président sur l’État de l’Union, le Dr Dobson salua les positions de l’administration Bush sur l’avortement. À quelques semaines du début des hostilités meurtrières contre l’Irak, il fit paraître un communiqué déclarant : « Il faut de la force et du courage pour défendre le caractère sacré de la vie humaine (...). Ce président a fait plus pour "protéger les plus faibles parmi nous" que tout autre exécutif en chef de l’histoire américaine. » (7) Lors de l’élection présidentielle de 2000, 84 % des Chrétiens évangéliques ont voté pour George W. Bush, soit un tiers de son électorat.

M. Co.



Notes : 

(1) Lire Camphell - Children abused in the name of God, http://www.nospank.net/bethel2.htm.

(2) Lire Inside the House of Prayer, http://www.nospank.net/revalen8.htm et http://www.nospank.net/n-k07.htm.

(3) Lire She said a prayer, then hit the children, http://www.nospank.net/n-j51.htm.

(4) Le titre même de ce livre - Dare to Discipline - est une invitation à passer à l’acte sur l’enfant : Osez discipliner vos enfants ! En 1994, il publia The New Dare to Discipline. Les livres du Dr Dobson sont disponibles à http://www.family.org.

(5) James Dobson, The Strong-willed Child, cité par Chris Dugan, in Would you trust this man alone with your dog ?, http://www.nospank.net/dugan.htm.

(6) Le Dr Dobson raconte son histoire dans le second chapitre de son livre, Straight Talk to Men and Their Wives.

(7) Lire Dr James Dobson Applause Bush’s State of the Union Address, http://www.family.org.