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La pédophilie et nous : le cas de la Belgique

par Sylvie Vermeulen

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 9 (avril 2003)

Ce texte est désormais disponible dans l’ouvrage Le Génie de l’être et autres écrits, Le Hêtre Myriadis, 2021.


Résumé : Personne ne peut réellement comprendre les passages à l’acte pédophiles sans saisir les dynamiques qui les sous-tendent. En Belgique, la résistance aux invasions historiques a structuré un rapport particulier du père à ses enfants. Ce comportement éducatif a fait le lit de la pédophilie.

 

Durant des siècles, les Hommes ont refoulé leurs souffrances dans la croyance que le refoulement allait les rendre plus forts que leurs ennemis. Sous le coup de la terreur, ils ont effectué une alchimie interne qui engendra des constructions mentales aboutissant à des perversions : le concept d’ennemi en est une. Toutes ces torsions relationnelles furent justifiées. Pour résoudre un problème comme celui de la pédophilie, il est donc nécessaire de s’ouvrir à un certain nombre de mises à jour et de ne pas considérer cette perversion comme extérieur à notre propre problématique.

 

Le lit de la pédophilie

Si nous sommes sincèrement désireux d’éliminer du corps social ces actes destructeurs, il nous faut en réaliser leurs racines. Croire que la mise sous les verrous des pédophiles éradiquerait l’horreur revient à gérer le refoulement de notre souffrance en solutionnant momentanément une situation que l’on se refuse inconsciemment à résoudre. Protéger une population d’un danger qu’elle engendre elle-même ne se réduit pas à condamner et emprisonner les criminels en éludant la responsabilité de tous ses membres. La résolution passe notamment par l’accueil des émotions qui nous envahissent lorsque nous découvrons l’ampleur du massacre.

Nos émotions nous guident dans le monde que nous avons intériorisé. En les écoutant, nous pouvons réaliser à quel point la pédophilie résulte d’un nombre important de comportements éducatifs nocifs, appliqués quotidiennement par le groupe. Pour qu’il y ait des réseaux de pédophilie, il faut qu’il y ait un grand nombre d’adultes en souffrance et un grand nombre d’enfants soumis à la gestion que les adultes font de cette même souffrance. Nous avons tous subi la manipulation de l’enfant par l’adulte. Nous avons tous eu la sensation d’être kidnappés dans les rejouements des adultes, d’y être soumis à des rôles dans lesquels nous nous sentions terriblement apeurés et humiliés. Nous avons tous été soudoyés par des compensations dont l’objectif était de nous faire faire ce que nous ne voulions pas faire. Ce faisant, nos parents et, avant eux, nos aïeux ont fait le lit de la pédophilie. Ils ont façonné son histoire. Aujourd’hui, les parents terrorisent encore leurs tous jeunes enfants par la contrainte et les coups afin de les soumettre à leur volonté. Les parents battent leurs enfants, les font pleurer, les font hurler de terreur et de douleur parce qu’ils ont eux-mêmes vécu cela. De plus, ils imposent à leurs enfants des rôles dans un déni total de leur humanité.

Le parent humain sait naturellement de quoi à besoin son enfant pour se développer harmonieusement. S’il ne répond pas à Dame Nature dans sa relation à sa progéniture, c’est que quelque chose d’impératif l’en empêche et ce quelque chose, aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est la libération et la réalisation de sa conscience. Malheureusement, l’homme identifié fait échouer ces processus de libération et de réalisation. La terreur éducative, l’apprentissage au refoulement des émotions et à celui du senti, la condamnation, la punition, l’exercice du pouvoir sont alors autant d’interdit de dévoiler les causes individuelles et collectives de la pédophilie. Il nous faut donc tout d’abord accepter l’éventualité que la pédophilie manifeste - en tant qu’extrême - une problématique sociale que chacun porte en soi. Les terreurs non-résolues, les rapports entre les hommes, entre les sexes et de parentalité sont à l’origine de cette manifestation actuelle de la souffrance humaine.

 

L’exemple de la Belgique

Prenons l’exemple de la Belgique. Dans ce pays relativement plat, on n’a guère pu avoir d’autre attitude que celle de faire face à l’ennemi. Cette réalité géographique a engendré des comportements masculins spécifiques de résistance.

Champ de bataille d’ambitions rivales, ce pays aux origines celtes et germaniques a subi l’autorité des Francs, des Saxons, des Frisons, de la France, de l’Allemagne, des Ducs de Bourgogne, des Pays-Bas, de l’Autriche et de l’Espagne qui, tour à tour ou successivement, ont tenté d’asseoir leur suprématie. Les habitants, bien qu’obligés d’accepter de nouveaux occupants, s’accrochèrent à leur identité pour éviter l’éclatement dans la problématique des autres. Ils défendirent avec entêtement l’indépendance de leur région. Parallèlement, la dynastie actuelle leur fut imposée malgré une volonté d’indépendance forgée dans la résistance aux envahisseurs. En 1831, ils se retrouvèrent avec une monarchie constitutionnelle dont Léopold 1er, fils de François de Saxe-Cobourg devint le premier souverain. D’origine autrichienne, était-il représentatif du rapport parents-enfants des Belges de cette époque ? À 42 ans, il prend pour femme une jeune fille de 22 ans sa cadette. En plus du grand décalage d’âge, révélateur de souffrances non-résolues, celle-ci meurt prématurément, endeuillant ses trois enfants de 10, 13 et 15 ans. Trois générations plus tard, Astrid de Suède, reine de Belgique, meurt à 30 ans, laissant derrière elle trois enfants de 8, 5 et 1 ans. C’est ce dernier, Albert, bébé privé de sa mère, qui a été récemment soupçonné d’actes de pédophilie. Peuples et régents ne résolvent pas leur problématique. Pourtant l’histoire laisse en chacun des empreintes qu’il s’agit de désactiver par la révélation consciente de leurs causes et par notre positionnement vis-à-vis d’elles.

J’ai des origines belges, par mon père. Mes aïeux furent tués, humiliés dans leur capacité à protéger leur famille et le groupe, ils tuèrent à leur tour ; leurs femmes furent violées, soumises aux vainqueurs, leurs enfants également violés, torturés, tués ou mis en esclavage. Tous ces passages à l’acte, sans la possibilité de réaliser les causes humaines qui les légitiment, créent un passé historique refoulé spécifiquement agissant, que le peuple belge a remis en scène. La colonisation du Congo a servi d’exutoire, mais n’a pas résolu la problématique. Les Belges, comme tous les êtres humains, doivent arrêter de chercher des solutions pour se pencher sérieusement sur la résolution de la souffrance humaine. Ce travail commence par soi et nous en valons tous la peine.

 

Obéir au doigt et à l’œil

En Belgique, un régionalisme très fort s’enracine dans la résistance à l’envahisseur. Les Belges glorifient cette résistance sans réaliser que cette attitude interdit l’accueil des souffrances et empêche la mise à jour des dynamiques agissantes. Elle crée un rapport spécifique de parentalité légitimé par l’histoire de chacun. Il est normal que le père fasse subir à ses enfants une distance affective qu’il associe au fondement du respect entre les générations - il rejoue, sans le savoir, la résistance de ses propres parents aux sentiments humains qui comblent l’Homme lorsqu’il est en présence de ses très jeunes enfants. Il est normal qu’il les terrorise afin de mieux réussir leur dressage. Il est donc normal qu’il humilie les élans de ses fils et tire de cette humiliation le sentiment d’être un homme fort, juste et même aimant, ce qui lui permet d’exiger de la part de ses enfants et du groupe la reconnaissance d’être tout cela. Il est normal qu’il exige d’eux de l’embrasser après avoir été battus par lui, afin qu’ils n’éprouvent pas de rancune envers lui &endash; il implique ainsi l’amour de l’enfant dans la mise en scène. Il est normal que les enfants - et en particulier les fils - obéissent à leur père au doigt et à l’œil. Le père frappe et oriente la réaction de l’enfant dans le sens de ses intérêts et de ceux du groupe comme dans le cas de la résistance à l’ennemi. Il légitime sa dureté en affirmant que son propre père lui a permis de devenir fort et de résister alors qu’il n’a pu concevoir le monde qu’à travers la terrible souffrance de n’avoir pas été, un seul instant, reconnu par ce père.

Dans cette éducation, il ne faut surtout pas que la colère engendrée par ce traitement soit refoulée. La stratégie consiste à la faire dévier vers les ennemis désignés par l’histoire. Les enfants jouissent même d’un espace où ils peuvent remettre en cause leur père, espace très cadré qui valorise le père dans sa résistance aux critiques. Mais attention aux écarts... il reste interdit de toucher aux souffrances affectives qui désarçonneraient le père de son rôle de patriarche.


Humanisation et compensation sexuelle

À ce stade, l’enfant - emporté par l’énorme souffrance de ne pas être reconnu pour ce qu’il est - devient aisément manipulable, car cette torsion qui consiste à projeter les causes de sa souffrance sur un bouc-émissaire, procure un certain soulagement relationnel, l’illusion d’être reconnu par le père et le sentiment d’être ensemble dans un combat commun. Pour cela, il faut beaucoup de boucs-émissaires là où - enfants - tous les membres du groupe l’ont eux-mêmes été. Il faut aussi des compensations sexuelles et le sacrifice de l’ultime victime de ce rapport éducatif. Celle que le groupe, à travers ses bourreaux, met en situation de ne plus pouvoir résister. Dans sa vulnérabilité, la victime exprime alors les sentiments refoulés du groupe et des bourreaux. Sa terrible expression soulage ces derniers de la tension due au maintien du refoulement, tout en confirmant la justesse de l’éducation paternelle. En effet, lorsque cette résistance ne peut être exercée - en l’occurrence à cause d’un rapport de force défavorable -, l’être devient le jouet de la violence sociale qui le conduit à l’esclavage ou à la mort. Dans ce contexte psychologique, la notion de pédophilie s’est modifiée en fonction de l’évolution des rapports humains, économiques et sociaux. L’inceste, en tant que rejouement des viols perpétrés par des envahisseurs sans pitié, a sans doute été intimement légitimé. Un père incestueux a un comportement différent de celui d’un conquérant. Il a pu résulter d’un ensemble de données historiques que - dans l’intimité des familles - le père s’autorise un droit de cuissage sur ses filles vouées par le passé à subir le viol des nouveaux occupants de la Mère Patrie. Dans le processus de résolution ou dans la reconnaissance de certaines conséquences, cette réalité a pu ensuite se réduire au droit de cuissage revendiqué ouvertement par les patrons des usines et enfin se restreindre à des violeurs potentiellement désignés par le groupe.

 

Encourager l’introspection

Hormis l’accueil en conscience de nos souffrances, toutes les réponses données à ces dernières complexifient et structurent la problématique au lieu de la résoudre. Nous pourrions nous réjouir de voir le phénomène de la pédophilie se raréfier dans la culpabilité des générations, mais il se trouve que la culpabilité ne résout pas le problème et que, dans nos sociétés, toutes les données de cette problématique sont encore présentes. L’amour du père vis-à-vis de ses enfants est toujours prisonnier de sa satisfaction de les voir soumis à son patriarcat.

Rejouer les souffrances refoulées est inévitable tant que les causes de ces traumatismes ne sont pas révélées. Ces causes blessent profondément la nature humaine. L’obsession est le résultat du maintien du refoulé et c’est le non-aboutissement du rejouement - lequel devient compulsif - qui donne leur caractère obsessionnel à des passages à l’acte particuliers. Le Pouvoir ne veut pas et ne peut pas résoudre la souffrance humaine, car c’est sur le refoulement de cette dernière qu’il fonde son emprise. À cause de l’identification à leur rôle social, ses représentants se sentent immédiatement menacés par toutes tentatives allant dans le sens de la résolution du problème. Il va donc à travers ses agents pointer les extrêmes pour dénoncer le Mal en l’Homme - c’est le sens de la loi belge de compétence universelle du 16 juin 1993 qui permet de poursuivre quiconque pour crime contre l’Humanité - au lieu d’encourager l’introspection.

 Sylvie Vermeulen

© S. Vermeulen – 03.2003 / www.regardconscient.net



La loi du silence

Dans un rapport requis par le juge d’instruction, trois psychiatres et un psychologue définissent le pédophile belge Marc Dutroux comme un homme doué « d’un extraordinaire pouvoir de manipulation » qui s’exerce au détriment des faibles, mais aussi des enquêteurs et des psychiatres. Ils le résument ainsi : « intelligent, secret et sans scrupules. » (1) Que représente Marc Dutroux dans la problématique collective belge ?

 

Père vindicatif

Il est l’aîné de cinq enfants dont les parents étaient instituteurs. Pour comprendre la structure mentale élaborée par l’enfant Dutroux en réponse au refoulement de sa souffrance et aux exigences parentales et sociétales, il me semble important de reconnaître les éléments essentiels que sont la nature réelle de l’enfant, l’insatisfaction relationnelle dans laquelle celui-ci est plongé dès sa naissance, le rapport aux besoins fondamentaux qui en découle, les conséquences de la vocation à laquelle se sont identifiés ses parents instituteurs, le rôle précis des instituteurs dans la structure de la société, le rapport des enfants en général à cette institution, le sort réservé au fils du méchant instituteur - son père a été décrit comme un homme aux colères fracassantes, « fort agité, vindicatif, les nerfs à fleur de peau » - et enfin la souffrance refoulée d’un enfant pris dans un projet éducatif.

Marc Dutroux est exactement ce que ses parents - et la société à travers eux - ont fait de lui. Il se pose lui-même en victime de cette société : « Je suis le bouc-émissaire d’une rancœur générale induite par une société malade et en mutation. » Ses paroles sont justes bien qu’il n’en réalise pas leur portée et qu’il les utilise pour se présenter en victime.

 

Enfant livré

Dans le domaine des perversions, l’enfant n’invente rien. Il reflète aux adultes leurs comportements et leurs problématiques. Dans leur refus de se remettre en cause, les parents identifient l’enfant à ce qu’il reproduit de leur rapport à lui. Les instituteurs sont des instructeurs. Pour obtenir les résultats escomptés, ils « sacrifient » en eux-mêmes la mère et le père potentiel, qui seraient susceptibles d’accueillir l’enfant. Ils manipulent leurs élèves pour leur faire oublier - mais en réalité refouler - leur histoire et leur souffrance : abandon, panique, angoisses, peurs diverses, refoulement de la sensibilité, soumission, etc. Ils les obligent à se concentrer sur ce qu’ils veulent. Ils sont terriblement exigeants. Ils présentent le tout comme normal alors qu’ils réduisent les élans, orientent les consciences, imposent l’immobilité des corps et la soumission de l’esprit.

Dans le projet éducatif de ses parents, combiné à celui de la société, Marc Dutroux a été doublement livré à celle-ci. Par ses agissements criminels, il a manifesté ce qu’il a vécu et les conséquences de son propre drame. Ainsi, quand une enfant ne lui était pas livrée par ses parents, il la kidnappait au cœur de la foule avant de l’abandonner à des notables qui, dans la hiérarchie sociale, dominent l’Institution scolaire - premier maillon d’intégration dans le système du Pouvoir. Inconsciemment, il montrait comment les parents livrent leurs enfants aux Institutions pour qu’ils soient ensuite introduits dans une vie étriquée et pervertie par les souffrances refoulées.

 

Projet éducatif

Une fois l’enfant saisi par l’Institution, l’abandon parental est consommé et évolue vers la rupture de l’espoir d’une relation vraie, chaleureuse, consciente avec les parents. Ceux-ci ne reconnaissent pas en leur enfant sa dimension humaine et consciente. Ils instruisent un ignorant, corrigent un prétentieux, tout sauf un être sensible doté d’une spontanéité émanant directement de sa conscience. L’enfant humilié par ce manque de reconnaissance devient un objet/sujet dans le projet éducatif parental et sociétal, cumulé dans le cas de Marc Dutroux. Il n’y a alors aucune place pour réaliser l’amour de l’enfant, ni pour un accueil réel de celui-ci, une écoute, un émerveillement en présence de l’infinie sensibilité de la vie qu’il représente. Il n’y a aucune place pour une remise en cause des adultes ni pour entrevoir ce qui fait d’un être humain un être de relation ; juste le minimum nécessaire pour réussir l’exploitation de ses facultés intellectuelles et physiques sur le déni total de sa présence sensible et consciente.

 

Carnage relationnel

Marc Dutroux montre le carnage relationnel qu’il a subi. Les enfants qu’il livre aux abuseurs sont manipulés, violés, torturés et massacrés. Dans la remise en scène de sa souffrance refoulée, les enfants sont l’objet d’un terrible manque d’accueil, d’écoute, de sécurité affective, de présence, de reconnaissance. Pris dans ce piège, ils expriment les souffrances, les terreurs, les paniques dont l’enfance des bourreaux a été pétrie sans secours, sans compassion puisque c’était normal, pour les voisins et la société, de dresser les enfants et d’ignorer leur histoire personnelle. Et si Marc Dutroux peut remettre en scène son histoire sur la scène publique, c’est que la société entière est concernée par le sacrifice du rôle de la mère et celui du rôle du père dans ce que les Hommes appellent, avec une inconscience terrible, un projet de société.

S. V.


Note :

(1) Cité par Yves Smague, in Marc Dutroux n’est pas le pédophile qu’on croit, La Voix du Nord, 12.8.2001. Toutes les citations sont extraites du même article.