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Consommation : comment les industriels
exploitent le manque de mère

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 8 (février 2003)


Résumé : De la forme d’une bouteille de shampoing au revêtement intérieur d’une voiture, tout est conçu pour raviver la mémoire de nos souffrances et compenser.

 

Dans l’intimité de sa mère, le nourrisson s’imprègne d’un vécu relationnel primordial. Lorsque celle-ci lui refuse le sein, le sépare du contact chaleureux de sa peau nue et l’isole de sa présence, l’enfant refoule une souffrance indicible. Il ne cessera de ressentir ce manque et développera des stratégies de compensation, reportant notamment ses attentes sur divers objets, qui lui sont proposés en substitut.

 

Aspirations inconscientes

C’est sur ce terreau que s’enracine ce que nous appelons la société de consommation. Dans l’industrie alimentaire ou cosmétique, dans le design automobile, les stylistes cherchent à maximiser l’impact de leurs produits en agissant sur les motivations profondes des consommateurs. À travers des enquêtes, des études et des entretiens individuels, ils tentent de définir les aspirations de leurs futurs clients en termes d’aspect, de grain, de couleur ou de forme, et intègrent ces données dans la fabrication et la mise en valeur de leurs produits. Par des méthodes comme l’évaluation sensorielle, ils travaillent à mesurer les perceptions pour les répartir sur une échelle de notation qui permette des comparaisons.

Pour la plupart des utilisateurs, par exemple, une automobile se définit plus par les caractéristiques de l’habitacle que par celles de la mécanique ou de la carrosserie. Il appartient donc au décor intérieur d’une voiture de procurer les sensations de confort, de chaleur ou de sécurité les mieux à même de compenser les manques relationnels vécus avec la mère, dans le but de déclencher un acte d’achat. C’est en effet à la couleur, à l’aspect et jusqu’à la sonorité de cette peau de l’automobile que nous devrons notre sensation de confort, voire de luxe. C’est pourquoi le « grain » du revêtement constitue un élément essentiel de l’ambiance intérieure d’un véhicule, auquel les constructeurs portent une attention particulière.


Peau douce

La matière plastique utilisée doit être douce au toucher, ne pas briller et dégager un son mat quand on la heurte. Les fabricants obtiennent cet effet de peau par une technique particulière, dite « slush », par laquelle une poudre de polypropylène est projetée sur un moule chauffé, au fond duquel est dessiné le « grain ». Le plastique épouse la forme en fondant pour donner une peau de 1mm environ après refroidissement. On lui injecte ensuite 10mm de mousse polyuréthane pour lui conférer souplesse et matité[1]. De son côté, le volant que l’on doit tenir bien en main est doté d’un revêtement plus mou destiné à maximiser la sensation de sécurité. Au toucher, il rappelle ainsi le doigt du parent à la fois tendre et ferme que l’enfant tient pour faire ses premiers pas. C’est donc par l’œil, l’oreille et le toucher que le décor intérieur nous renvoie spontanément au vécu sensitif de notre prime enfance. Un processus d’appropriation peut alors opérer.

 

Frustration profonde

Quel peut être le sens profond d’une telle mise en scène, pour le consommateur ? L’acte d’achat et la jouissance de l’objet consommé permettent à la personne de revivre fugacement une souffrance précoce et de la refouler presque aussitôt par une compensation. Dans un environnement social pratiquement imperméable à l’expression de la souffrance humaine, cette opportunité est revendiquée comme une liberté. L’ensemble de l’édifice économique repose d’ailleurs sur la multiplication de ces gestes compulsifs qui gonflent le chiffre d’affaires des entreprises de toute taille.

Mais du point de vue de l’être, ce douloureux rejouement engendre une frustration intense puisqu’il ne débouche pas sur une libération réelle de la souffrance. Les spécialistes du marketing se gardent bien de mettre à jour l’origine profonde des motivations qu’ils exploitent: ils en perdraient leur fonction et les entreprises leurs profits. Les consommateurs eux-mêmes résistent à l’idée qu’un manque d’amour maternel puisse déterminer leurs impulsions d’achat. Nos mères n’ont-elle pas fait tout ce qu’elles ont pu ? On peut pourtant prévoir que lorsqu’un nombre significatif de femmes réaliseront l’importance de leur présence consciente auprès de leurs enfants, notre société de consommation vivra ses dernières heures.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 01.2003 / www.regardconscient.net


Heureux évènement

D’après une étude française, les jeunes parents se disent prêts à investir 30 % de leur budget annuel pour le confort matériel de leur premier enfant. Conséquence de cet engouement, le marché de la puériculture en hausse constante s’est chiffré à 3,5 milliards d’euros dans l’hexagone en l’an 2000 et les leaders du secteur investissent également en Suisse romande. « Les parents veulent de nouvelles enseignes et un vaste choix » explique le propriétaire d’un magasin Autour de Bébé, qui s’est ouvert en novembre dans la région lémanique[2].

Paradoxalement, bon nombre d’articles destinés aux tous petits participent à détourner l’enfant de ses besoins réels. Lits à barreau luxueux, poussettes ergonomiques ou jeux d’éveil sophistiqués banalisent les conséquences d’une séparation précoce d’avec la mère. Le nouveau-né est rapidement associé à l’univers matériel qui l’entoure, tandis que l’investissement financier consenti par les parents permet d’atténuer le malaise une culpabilité vaguement ressentie de ne pas être présent à l’enfant. En vérité, aucun de ces accessoires ne remplacera jamais cette présence dont chacun feint de connaître l’importance.

MCo



Notes :

(1) Lire Yannick Bourdoiseau, La fabrique de la « peau douce », Auto Peugeot No 29, février 2001.

(2) Florence Noël, Bébé met en joie parents et commerçants, Tribune de Genève, 24.11.2002.